Légendes d’automnes
histoires de France entretien avec Michel Deutsch, Daniel Loayza, et Mohamed Rouabhi
Monté en octobre dernier à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Histoires de France, de Michel Deutsch et Georges Lavaudant, fit événement et scandale. L’irruption de l’histoire sur la scène et le traitement fantômatique des figures de ce dernier demi-siècle n’y furent pas étrangers. VACARME a rencontré Michel Deutsch, Daniel Loayza, assistant de Georges Lavaudant, et Mohamed Rouabhi, l’un des acteurs du spectacle.
C’est l’histoire d’un titre impossible. Trop lourd et cuirassé d’attentes ou trop léger, désinvolte, un titre pour fronton de mairie ou pour romans de gare, pour feuilleton SFP de la grande époque, en noir et blanc, avec costumes. Un titre de spectacle ? Voire. Un s traîne, d’une couleur différente, qui inquiète à la fois l’unité nationale (cette fameuse « paix civile » sur laquelle firent fonds tant de mensonges) et l’harmonie de ce qui va se dire, ce soir d’automne, sur la scène de l’Odéon. L’histoire — quelles histoires ? Et comment raconter ce qui eut lieu ce demi-siècle, comment rassembler sur un même plateau tant de vainqueurs et de vaincus, tant de morts et de fantômes, de Gaulle et Mitterrand, et Sartre, et l’Algérie, et la musique, sans risquer l’éclatement ou l’empoignade, la galerie de portraits mutiques ou la photo de famille ? Spectacle d’ouverture de la saison 97-98,Histoiresde France n’eut pas seulement le courage d’exposer ces questions, mais celui de s’y exposer lui-même sans filet de réponses toutes prêtes — au risque d’irriter ou de décevoir, d’être « mal vu mal dit ». Sur ce point, il ne fut pas déçu.
De France et d’ailleurs
À ces Histoires, nulle origine claire, nul texte fondateur autour duquel auteurs, acteurs et public puissent se rassembler. L’élaboration du spectacle ressemble à ce qu’il narre : comme l’Histoire de France, il vient d’ailleurs, ou de multiples parts. Au départ, il y avait le souci de s’emparer, de la façon la plus directe possible, d’un pan de notre histoire. Souci dont Michel Deutsch rappelle immédiatement combien il est présent sur d’autres scènes théâtrales : « Les Russes ont une manière directe de traiter de l’histoire, et l’avaient déjà lorsque celle-ci leur était confisquée. De même, ce type de théâtre est évident en Allemagne, dans un mouvement dont l’apogée se trouve chez Heiner Müller : re-prendre l’histoire, travailler sur la glaciation de l’histoire — dans le cas de Müller, sur l’évaporation de celle-ci en RFA, et sa falsification en RDA. » Une Histoire de France, donc, mais à la russe, ou à l’allemande, et en tant que celle-ci n’emporte pas la France seule, mais (au moins) l’Algérie, dont la présence obsède, de bout en bout, le spectacle.
Apatride, Histoires de France est aussi partiellement anonyme. Au départ, des propositions de textes, des scènes, lacunaires et ouvertes. Mais ensuite, y eut-il deux, trois, quatre phases de travail ? Sur ce point, nos interlocuteurs ne s’accorderont pas, et la chronologie restera indécise, comme l’est celle du spectacle, mêlant des morts anachroniques, des figures empoussiérées (Marshall, Sartre), des événements qui n’ont de commun que de faire partie d’une mémoire, celle de tous et de personne. Daniel Loayza : « Le spectacle charrie des informations, des signes, des éléments flottants dont on pensait qu’il appartiennent à la mémoire collective, qu’ils y affleurent. Le spectacle baigne dans une sorte de culture commune, pleine d’échos historiques à la dé-rive, mal dégrossis, et de signes plus ou moins reconnaissables, énormes, fuyants, de cette histoire — qui n’a pas été mise en intrigue, et que le spectacle ne prétend pas mettre en intrigue. Le spectacle dit que cette intrigue unique, qui rassemblerait tout, on n’est pas prêts de la trouver. Ou peut-être qu’il n’y a pas à la chercher ? »
Figures et ruines
Le spectacle montre d’abord cela. S’y entrecroisent (au moins) trois types d’histoires, comme trois façons de raconter : d’abord des figures, grandes poupées de De Gaulle et de Mitterrand qui conversent, mais figures défaites par la mise en scène : traînées au sol par des marionnettistes en noir, parlant sans ouvrir la bouche, d’une voix de femme parfois, dans un micro HF. La belle unité de la voix et du geste incarnés, qui fait les hommes providentiels et les rassembleurs de peuples, apparaît pour ce qu’elle est : une fragile synthèse, aujourd’hui en miettes. Une famille, ensuite, pas exactement « non réconciliée », mais pas non plus « d’excellents Français » : trop de distance pour communier, trop de faiblesse pour s’écarter. « Limite prolétaires, limite classe moyenne » (M. Deutsch) ; typique, mais de quoi ? Debord dira d’eux, dans un autre spectacle : ce sont des salariés pauvres, qui se croient des propriétaires. Enfin, des intellectuels, réduits à quelques signes (lunette et pipe pour Sartre, ou la voix pour Duras), drôles, et qui errent, aux enfers. Mohamed Rouabhi, qui joue Heiner Müller : « Ces personnages, il faut les saisir à partir de ce qui nous reste d’eux, et faire même le deuil de ce reste-là. Müller, je le sens chaque soir un peu plus malade. »
Pas d’histoire, alors, pour les rassembler tous, et pas de chair pour ces figures ? Michel Deutsch : « Le cadre général que l’on subit est celui d’une société de communication illimitée. Dans ce cadre, il y a bien longtemps que l’on ne pense plus qu’il y a une unité de l’histoire et du personnage. Du côté du théâtre, la dramaturgie bourgeoise (celle d’Ibsen, de Strindberg) a été pulvérisée deux fois : une fois par Beckett, du côté du langage, une fois par Brecht, du côté de l’histoire et de la politique. Il nous faut affronter cette pulvérisation, dans le théâtre et ailleurs. De ce point de vue, la figure vient assez justement combler, de manière imprécise (et cette imprécision même est intéressante), cette absence ou cette impossibilité du personnage. De même, la forme épique semble être une forme possible pour emporter différents flux de narration. Mais il faut être prudent : parler d’épopée, c’est faire encore confiance à la problématique des genres. Or, depuis Hölderlin, qui a essayé pour la première fois de faire communiquer systématiquement les genres, cette notion-là ne nous sert plus beaucoup. »
Aussi l’entrecroisement des tableaux ne doit-il pas faire illusion : il ne s’agit pas de combler une histoire par l’autre, comme si les gestes du quotidien, ou les paroles des intellectuels, pouvaient colmater les brèches dans le discours des princes. D. Loayza : « Les grandes figures sont des fantômes, les fantômes de l’épopée, d’une mythologie du siècle ; la famille, c’est le fantôme du feuilleton, de cette autre manière de scander ou de rythmer le temps. Le centre de gravité du spectacle s’est de plus en plus orienté vers la façon de croiser, d’opposer, de combiner, non pas ces deux rythmes, mais les ruines de ces rythmes. Non une narration épique, mais les silhouettes, comme des débris, de ces rapports au temps. Le spectacle essaie de témoigner, aujourd’hui, de la difficulté d’une mise en intrigue, et de faire histoire. »
L’adresse, l’émotion
Un spectacle post-moderne, alors, tout entier tendu vers une appréhension réflexive de l’unité perdue, et de la fin des grands récits ? Pas exactement. Même si l’écueil d’un tel regard d’en haut, et l’amertume qui le soutient, ne sont pas toujours évités (« Vous êtes une génération sacrifiée », dira l’un des personnages — et pour qui se prend-il ?), l’essentiel est ailleurs : dans ce qui perce, par endroits, d’émotion et de regard direct, par-delà le mur de la scène, vers le public. Dans l’interstice d’un discours soudain adressé, dans le choc des images d’archives (la manifestation d’octobre 61, dont le surgissement est central pour l’économie du spectacle), dans l’emportement comique d’un Malraux qui se met à délirer l’Europe, ses beautés, ses fromages, comme un vieux livre de géographie qui se mettrait à gesticuler. La réflexion sur l’histoire et son impossibilité cède alors la place, ou mieux l’ouvre, la libère pour autre chose : pour une expérimentation de notre propre situation dans l’histoire, dont on se fiche bien qu’elle fasse récit, pour autant que nous sachions comment continuer. Mohamed Rouabhi, à propos justement d’octobre 61 : « Au début de l’année, avec les impros, on a fouillé à l’intérieur, à l’extérieur de nous, dans ce qui nous traversait... On devait le savoir, inconsciemment, que le procès Papon se tiendrait en octobre, et que nous nous retrouverions à jouer un dix-sept octobre, à rappeler cela, ce soir-là. Le spectacle, ces histoires de France, rejoignent la véritable histoire. La réussite du spectacle tient sans doute à cette synchronisation soudaine, mais à partir d’un décalage, d’un travail sur le matériau. Lancer la machine de tellement loin qu’elle arrive là où il faut — là où il n’y a plus de commentaire possible. »