Brecht metteur en scène
par Irène Bonnaud
L’arrivée du Berliner Ensemble à Paris en 1954 est une sorte de mythe fondateur. Mais on peut relire Barthes et Dort autant qu’on veut, on ne voit plus bien ce qu’il s’agissait de fonder. Tout le monde semble s’accommoder aujourd’hui du ronronnement du théâtre littéraire-psychologique à la française. Heureusement, Brecht avait prévu le coup. De 1949 à 1956, les assistants du Berliner Ensemble ont tout noté des répétitions qu’il dirigeait, et quand ces centaines de pages seront enfin éditées, on peut parier que le fantôme du théâtre épique sera encore capable de faire une peur bleue aux metteurs en scène paresseux.
En attendant, première publication ici même de propos inédits signés bb.
« Cette illumination a été un incendie : il n’est plus rien resté devant mes yeux du théâtre français ; entre le Berliner et les autres théâtres, je n’ai pas eu conscience d’une différence de degré, mais de nature et presque d’histoire. D’où le caractère, pour moi, radical de l’expérience. Brecht m’a fait passer le goût de tout théâtre imparfait, et c’est, je crois, depuis ce moment-là que je ne vais plus au théâtre. »
Roland Barthes, « Témoignage sur le théâtre », Esprit, mars 1965.
Le 26 août 1954, Brecht répète une scène du Cercle de craie caucasien. La servante Groucha s’est enfuie dans les montagnes avec l’enfant abandonné du gouverneur de la province. Elle marche déjà depuis plusieurs semaines sur les routes. La comédienne Angelika Hurwicz, croyant bien faire, entre en scène avec un baluchon sensiblement plus petit qu’au début. Elle veut montrer que le personnage a dû troquer ses quelques biens contre de la nourriture et du lait pour l’enfant.
Brecht sourit : « Vous partez du principe qu’une réflexion logique est toujours juste. Ce n’est pas du tout le cas. Ici par exemple, vous devez postuler que Groucha pendant sa fuite n’a pas volé pour se nourrir. Et vous motiveriez sans doute ça par le « caractère honnête » de notre héroïne pour qui le vol ne rentre pas en ligne de compte. C’est dangereux. On ne devrait jamais raisonner à partir du « caractère » d’un personnage, car un être humain n’a pas de « caractère ». En ce qui concerne Groucha, vu les circonstances, il est peut-être nécessaire qu’elle vole de la nourriture pour être un « personnage positif ». Nous allons donc à l’avenir la charger d’un baluchon plus lourd, peut-être plus lourd qu’au début. On peut se demander si les spectateurs seront capables d’apercevoir les raisons de chacune de nos décisions, mais ce n’est pas si important. S’ils remarquent ce détail et y réfléchissent, peut-être parviendront-ils aux mêmes conclusions. Mais c’est bien de faire ça pour caractériser un personnage aux facettes aussi multiples. Et ce qui est intéressant pour le metteur en scène, et pour tous ceux qui réfléchissent à ce qui se déroule sur une scène de théâtre, c’est l’usage conscient et délibéré de la contradiction. »
La séparation des éléments
La contradiction ne passe pas seulement par des décisions de jeu. Tout le
spectacle repose sur le principe de la « séparation des éléments », montage conflictuel entre décor, texte et musique, machine de guerre contre « l’œuvre d’art totale » et la fusion des formes wagnériennes. Et chaque élément se retourne contre lui-même. La scénographie par exemple. Décorateur de Brecht pratiquement à vie, du lycée d’Augsburg aux théâtres de Berlin-Est, Caspar Neher parlait de jouer l’espace contre la surface, le jeu de scène contre l’image projetée en arrière-fond, bref de ne construire un « Bühnenbild » (le mot allemand pour « scénographie », littéralement « image de scène ») qu’à condition de « faire entrer en guerre la scène contre l’image ». Les célèbres décors à deux niveaux de Neher, entre les éléments disposés dans l’espace en avant-scène et le fond de scène comme pure surface où sont projetés dessins, plans ou documents photographiques, reprennent le principe du montage conflictuel. Ce dernier fonde jusqu’au travail de la voix. Brecht dirigeant Ekkehart Schall dans le Cercle de craie caucasien (où les deux-tiers des comédiens portaient des masques) le corrige : « Schall, ne parlez pas de façon mécanique sous votre masque. Parlez au contraire de façon très naturelle. C’est-à-dire, ne parlez pas avec votre masque, mais contre lui. Il faut que nous nous efforcions non pas de fusionner les différents procédés que nous employons, mais au contraire de les jouer les uns contre les autres. Les paroles doivent soutenir le masque en se tenant en contradiction contre lui, au lieu d’essayer d’entrer en fusion avec lui. »
Jouer chaque scène pour elle-même
Mais retour à la marche de Groucha dans la montagne. La comédienne, pas vraiment convaincue, refuse toujours une charge supplémentaire et argumente à l’aide des répliques de son personnage au premier acte. Brecht ne veut rien entendre des autres scènes de la pièce et revient avec insistance au passage à répéter ce jour-là : « On essaie toujours de mettre en évidence le « caractère » profond du personnage qui serait attaché à un homme de façon immuable et indélébile. Le « caractère » devient comme une tache de pantalon. On peut toujours frotter et nettoyer autant qu’on veut, il ne part jamais. Des « caractères » de ce genre-là, ça n’existe pas. Le problème est toujours de savoir comment se comporte quelqu’un en des circonstances données et quelles sont ces circonstances. Et ces dernières changent à chaque instant. »
Répéter chaque séquence pour elle-même sans tenir aucun compte de l’ensemble de la pièce est un des procédés qui plongent dans la perplexité les assistants du Berliner Ensemble. Brecht fait mine de n’avoir aucune idée de ce que raconte le reste du texte (même quand c’est lui qui l’a écrit). Lors d’une répétition du Cercle de craie, Brecht demande à Ernst Busch en train de jouer le juge Azdak : « Busch, vous ne trouvez pas ça bizarre, cette phrase ? Qu’est-ce que ça veut dire au juste ? » Busch rigole : « Je ne sais pas, je ne suis pas l’auteur de la pièce. » Brecht : « Oh, celui-là, on ne peut pas toujours compter sur lui, vous savez. »
On commence les répétitions par un morceau de scène situé n’importe où, « comme s’il était totalement indifférent de commencer là ou ailleurs ». Avant le premier jour de répétition, on ne fait pas de lecture, ni d’analyse de la pièce. « Autant que je sache, la seule préparation a consisté à remettre le texte de la pièce aux comédiens. », note Hans Bunge tout effaré. Et il n’est pas question d’avoir appris son texte ni même de le lire sur le plateau. Chacun attend que sa réplique soit lue par la souffleuse avant de la répéter — interdiction absolue d’avoir le livre en main. Dès qu’on commence à jouer une phrase en tonalité avec la suivante, ou une scène en écho avec la précédente, le metteur en scène s’énerve car il n’y a plus de surprise ni de contradiction possibles : on navigue à vue sur le long fleuve tranquille de l’uniformisation psychologique, de l’atmosphère et de la « construction » du personnage.
« Sortir à chaque instant un nouveau lapin du chapeau. »
En janvier 1954, Brecht répète pendant des semaines la première scène du second acte de la pièce de Johannes R. Becher, Winterschlacht. La femme et le père d’un soldat allemand attendent de ses nouvelles ; il a été enrôlé quatre ans plus tôt dans l’armée hitlérienne et participe maintenant à l’offensive contre Moscou ; sa famille a des sentiments plutôt hostiles au régime nazi. Les acteurs jouent la scène dans la tonalité sombre qu’on imagine. Brecht : « Voilà une erreur très fréquente au théâtre ! On suppose, sous prétexte que le mari est parti à la guerre il y a quatre ans, qu’il règne dans la maison jour et nuit une atmosphère de deuil et de tristesse. Mais vous savez, on s’habitue à tout. Parfois, des souvenirs accablent soudain un personnage, mais le reste du temps, ils sont bien vivants, autant qu’avant. Ne colorez surtout pas toutes vos paroles de tristesse. À chaque parole, le ton de voix change. La moindre intonation doit sortir toute fraîche de votre bouche. Ce qu’il ne faut surtout pas faire, c’est tout fourrer dans le même sac, accorder tout avec tout, jusqu’à rendre une atmosphère uniforme, comme il est habituel de le voir au théâtre. »
Mais le contexte pousse les comédiens à maintenir les grandes lignes de leur jeu. Quelques jours plus tard, Brecht revient à la charge : « C’est encore la même chose : vous supposez que vos personnages sont malheureux tous les matins pendant cinq ans. C’est complètement faux. Quand une lettre du front arrive, ils sont peut-être tristes pendant trois heures, et puis la vie continue. Vous essayez de jouer l’essence des choses, c’est absurde, nous voulons jouer leur développement. Les gens vivent et on les voit de l’extérieur. Et en plus, s’il y a des gens qui meurent au front, à l’arrière il ne se passe pas grand-chose pour la plupart. À ce moment-là, il n’y avait pas encore d’alertes aériennes. Jouer « la veuve de guerre » 24 heures sur 24 et pendant cinq années, c’est absurde, ça n’existe pas. Les gens changent de sentiments, d’opinions, suivant les circonstances. On peut très bien discuter d’un pays, d’un peuple entier, qui est en train de se faire tromper ou massacrer, ça n’empêche pas de manger en même temps un petit pain et de trouver ce petit pain bien bon. » Brecht enfonce le clou : « Ne pas vouloir tout fourrer dans le même sac, faire sortir au contraire à chaque instant un nouveau lapin du chapeau : voilà l’art que les gens de théâtre sont en général incapables de comprendre. »
Le mot qui revient le plus souvent dans la bouche de Brecht pour donner une directive de jeu à ses comédiens, c’est l’adjectif « frais ». À de nombreuses reprises, il les fait répéter dans leurs dialectes respectifs avant de rétablir le texte original ; le passage par le dialecte équivaut à une sorte de résurrection de la vivacité gestuelle de la langue. L’allemand redevient une langue parlée, à l’opposé de toute déclamation — « cette épidémie qui s’est abattue sur nos théâtres ». Tout moment de parole, de jeu, doit arriver tout « frais » sur scène ; il n’a pas besoin d’être préparé pendant les trois actes qui précèdent ou ruminé jusqu’au dénouement. La pièce avance par sauts, et la langue ne fonctionne que par surprises et dissonances. Une langue de papier peut bien écrire : « Arrache ton œil s’il t’a induit au péché. », mais sur une scène de théâtre, comme dans la Bible de Luther, il faut dire : « Si ton œil a fait du mal : arrache-le. » Le choc est constitutif de la dramaturgie de Brecht, et il n’y a pas de pédagogie sans surprise un rien terrifiante.
La fable comme machine de guerre
« Nous ne construisons pas des personnages pour les jeter ensuite dans une histoire. Nous construisons une histoire qui modifie les personnages à chaque instant. » Contrairement au personnage qui risque de se figer en « caractère », la fable a le mérite de ne pouvoir s’immobiliser ; l’intrigue peut bien bifurquer et même revenir en arrière (les flash-back du Cercle de craie caucasien), les circonstances toujours nouvelles créent la surprise. Mais accusée aujourd’hui de violenter le matériau pour le faire tenir dans un schéma narratif, symptôme, selon Heiner Müller, de la mauvaise influence des studios hollywoodiens sur Brecht, la « fable » des pièces de l’exil et des écrits théoriques de l’après-guerre n’a plus très bonne presse. Elle était pourtant elle aussi un instrument polémique, destinée à régler leur compte aux « caractères » et à « l’atmosphère » du théâtre naturaliste et, au-delà, à sérieusement miner de l’intérieur l’aura de la représentation et la notion même de personnage théâtral.
La fable doit pouvoir être comprise sans une ligne du texte : Brecht jure à ses assistants que tous les spectateurs parisiens en 1954 ont compris l’intrigue de Mère courage sans savoir un mot d’allemand (« Au théâtre, d’habitude, on compte beaucoup trop sur le texte pour raconter la fable. »). Le déchiffrement de la fable dépend des « arrangements », de la position des comédiens sur le plateau, et on ne peut arriver à rien tant que le schéma des positions et des déplacements n’est pas plus ou moins fixé. Le primat de la fable entraîne l’impossibilité de tout travail à la table, la nécessité absolue de fixer la position des corps sur la scène. Pendant les répétitions de l’Urfaust, Brecht tempête contre les « arrangements faux » : mettre en vue le comédien qui est en train de parler ou qui a le plus de texte, mettre les stars sur le devant et les figurants au fond, décider des positions de chacun en fonction de l’atmosphère désirée. Les « arrangements justes » sont ceux qui racontent l’histoire.
Les « story-boards » de Caspar Neher
Dans son essai sur la scénographie, Caspar Neher donne l’exemple d’une boîte en carton dont on enlèverait un côté pour représenter l’ouverture de la scène sur la salle. Quelques allumettes peintes (selon une « utilisation dramaturgique des couleurs » : rouge pour le souverain, gris pour les soldats), placées au bon endroit et groupées avec art, suffisent à raconter les épisodes d’une fable sans qu’un mot soit prononcé. Le système de signes et de conventions permet au spectateur de déchiffrer le schéma de la fable et de se dire en voyant la position de chacun sur scène : voilà un couronnement, une bataille, une conspiration...
C’est selon ce principe que le seul travail préparatoire auquel se livrait Brecht était de raconter l’intrigue de la pièce à Neher qui dessinait au fur et à mesure ses différentes étapes. Le « story-board » achevé (de splendides aquarelles en général), il suffisait de placer les comédiens sur le plateau en fonction de la position des personnages dans les dessins. Pour Brecht, la position des comédiens sur scène était du ressort du décorateur, et pour Caspar Neher, c’était aussi son premier travail ; la position des personnages agissant sur scène créait l’espace et déterminait le reste de la scénographie. Egon Monk raconte une répétition du Précepteur de Lenz où Brecht avait commencé en avance sur l’horaire et avait vainement essayé de placer lui-même les comédiens sur scène. Au bout d’un quart d’heure, il se décida à aller prendre un café : « On n’y arrivera pas, il faut attendre que Cas arrive. »
La posture des corps dépendait elle aussi largement de la scénographie. Caspar Neher avait pris l’habitude d’utiliser des meubles aux pieds sciés ou surélevés. Tables et chaises étaient en général 5 à 10 centimètres trop basses, ce qui plaçaient d’emblée les comédiens, qu’ils le veuillent ou non, dans une posture étrange, toujours légèrement en déséquilibre. Et le mobilier subissait en plus une sorte de mise en perspective : pour renforcer l’opposition entre les projections de fond de scène et les éléments à trois dimensions du décor, pour aller délibérément dans le sens de l’exhibition de l’artifice théâtral contre les images en surface du cinéma ou de la télévision, les meubles étaient systématiquement rabaissés « en perspective », plus bas à l’avant qu’à arrière, ce qui avait le don de mettre encore un peu plus les corps des comédiens en péril. Le décor consistait d’ailleurs plutôt en des morceaux de décor qu’en un ensemble organique. Mobiles, transformables, ils découpaient l’espace selon un principe d’économie drastique : on ne met sur scène que ce qui sert à quelque chose. À la limite, tous les éléments de scénographie étaient en fait des accessoires de jeu. Le geste polémique contre une mise en scène cherchant à recréer un milieu, un pan de réalité, gouvernait tout.
Dans la scène de bal de Galilée, des figurants font mine de discuter en fond de scène pour donner une impression de fête et de brouhaha. Évidemment, ils s’attirent les foudres du metteur en scène : « On ne doit jamais jouer des gens qui discutent à voix basse dans un coin. On voit peut-être ça dans la vie, mais pas au Berliner Ensemble. Quand je veux qu’un personnage parle, j’écris un texte. » La lutte contre « l’atmosphère » passe aussi par l’obsession de Brecht pour une scène éclairée pleins feux (il passe son temps à râler que le plateau n’est pas encore suffisamment éclairé, que les projecteurs du Deutsches Theater ne sont pas assez puissants, etc.). Les effets de clair-obscur ou de brouillards crépusculaires ne servent qu’à cacher les insuffisances du jeu et à baigner les personnages d’un halo de destinée tragique. La lumière vive et les nuances grisâtres des morceaux de décor (à l’époque, on disait le « gris Neher » comme on dit aujourd’hui au Japon le « bleu Kitano ») donnent à la scène la netteté d’une expérience de laboratoire.
Mettre le texte en crise
Le 2 février 1952, une assistante demande à Brecht si cette réduction d’une pièce de théâtre à sa fable n’est pas aussi une simplification. Réponse : « La magie doit d’abord être démasquée pour ensuite évidemment être réintroduite. Il faut juste être conscient, quand par exemple le squelette apparaît, qu’il ne constitue pas le tout. On a auparavant enlevé la chair et les organes. Mais le squelette seul ne peut prendre vie. On peut en arriver à une sorte d’anatomie profane, à la structure des os. Mais bien sûr, on n’en a alors pas terminé. Quand j’analyse une œuvre en la critiquant, ça veut dire que je mets cette œuvre en crise. C’est-à-dire qu’il faut qu’elle parvienne à tenir le coup dans les pires circonstances. Il faut qu’elle fasse la preuve qu’elle est bien une œuvre d’art, et ce, en étant confrontée aux questions les plus inconvenantes qu’on puisse poser à une œuvre d’art. Il faut qu’elle tienne le coup, qu’elle parvienne à survivre à ce traitement. On peut mettre une œuvre en crise de multiples façons. Mais l’œuvre bien sûr ne vit pas pour et par la crise, elle vit, c’est tout. Le but d’une œuvre n’est pas la crise. Je transforme l’œuvre jusqu’à n’avoir plus que son matériau de base, je vais au fond. Mais aucune chose ne consiste seulement en sa structure de base. Du coup, je la fais aussi apparaître devant moi dans ses transformations les plus diverses pour qu’elle parvienne à prendre son ampleur réelle. Son ampleur, son étendue consiste en sa variabilité, c’est-à-dire dans sa capacité à servir des intérêts multiples qui sont en conflit les uns contre les autres. »
La mise à nu de la fable est rapprochée explicitement de la dissection d’un cadavre, comme plus tard chez Heiner Müller ; il faut aller sous la peau et la chair pour voir les os. Mais au contraire de Müller qui aurait tendance à pétrifier le mouvement d’écriture au moment où le squelette apparaît (comme dans son adaptation de Titus Andronicus au titre-manifeste, Anatomie Titus Fall of Rom —Ein Shakespearekommentar), Brecht fait suivre le moment de réduction par une expansion infinie ; les contradictions permettent de réintroduire le mystère, le secret de chaque chose et de chacun. « Un homme a en lui beaucoup de possibilités » : le primat de l’intrigue sur le système des personnages rend ces derniers énigmatiques, toujours instables, un peu monstrueux. La meilleure arme contre l’identification est encore de les rendre insaisissables et incommensurables.
Bigger than life
Au début de Maître Puntila et son valet Matti, le propriétaire terrien Puntila en est à son troisième jour de beuverie ininterrompue quand il s’aperçoit que ses compagnons d’auberge sont partis cuver ailleurs ou sont écroulés ivres morts sous la table.
« Brecht raconta dans ce contexte et en guise de parabole l’histoire de Jésus au mont des Oliviers, attendant son arrestation. Il est contrarié parce que les disciples, malgré ses avertissements, se mettent à dormir. C’est à peu près la situation de Puntila. Il est seul et abandonné au sommet de la montagne. Les troupes ont pris la fuite, abandonnant leur général, il est le dernier survivant après le déluge. » Dans les répétitions de cette scène d’ouverture de Puntila, Brecht multiplie les références : Puntila est « aussi dangereux que Gengis Khân » ; plus tard, lorsqu’il entreprend de traverser debout la table de l’auberge ruisselant d’aquavit, il est de nouveau « comme Jésus marchant sur les flots ». Peu après, Puntila voit soudain un personnage qui l’observe et se dirige vers lui. Brecht : « Steckel, tournez-lui autour, vous avez peur, c’est comme deux patrouilles de soldats qui se rencontrent dans la jungle. Oui, c’est ça, comme deux vaisseaux qui se croisent en pleine nuit au milieu de l’océan. » Finalement, Puntila découvre dans la silhouette mystérieuse un être humain (qui s’avère être Matti, son chauffeur). Brecht : « Oui, Steckel, c’est une surprise, un soulagement extraordinaire. Vous êtes comme Stanley découvrant Livingstone au milieu de la jungle. »
Tableaux célèbres de l’Histoire universelle, images d’épopées, scènes de guerre, personnages de Shakespeare, et surtout épisodes de la Bible — les mêmes références reviennent sans cesse pour donner des indications aux acteurs, quelle que soit la scène à jouer, repas, beuverie, discussion politique, fête au village, soupe renversée sur le sol d’une cuisine. À chaque fois, le même procédé : les scènes les plus triviales de la vie quotidienne doivent être jouées comme s’il s’agissait d’événements historiques ou légendaires, les personnages devenant du même coup eux aussi historiques, souvent littéralement bigger than life. « Pour le rôle du paysan Mammler (dans la pièce d’Erwin Strittmatter, Katzgraben) qui ne cesse d’osciller entre deux voies et choisit toujours la solution la plus opportuniste, on avait d’abord songé à un comédien au physique malingre, petit et faible. Le metteur en scène se décida finalement pour un homme grand et fort. Brecht : c’est beaucoup plus intéressant de regarder une tour chanceler qu’un brin d’herbe. » C’est sans doute selon ce principe que Brecht donnait délibérément aux rôles principaux une ampleur gigantesque qui tendait à faire de son théâtre une machine à produire des stars aussi sûrement que les studios de la MGM. Comme on a encore pu le vérifier par le triomphe de Martin Wuttke dans Arturo Ui version Müller, les pièces de Brecht sont aussi écrites pour assurer le succès commercial et la célébrité de leurs têtes d’affiche. Peter Lorre en 1931 dans Homme pour homme, Charles Laughton en 1947 dans Galilée, Leonard Steckel en Puntila en 1949, ou bien sûr Hélène Weigel en Mère Courage : les pièces de Brecht sont en général fondées sur l’omniprésence de leurs protagonistes et la distribution dominée par la présence plus ou moins écrasante d’un interprète exceptionnel. C’est aussi que ses personnages ont une forte tendance au spectacle (c’est presque leur seul trait de « caractère » indélébile). Pendant une répétition de Galilée à Berlin, Brecht demande à Ernst Busch de se lever pour prononcer une tirade en se justifiant ainsi : « Galilée se lève — 1. parce qu’il est ému. 2. parce qu’il a le sens du théâtre. »
Identification et caricature
Ces répétitions de Galilée au Berliner Ensemble sont les dernières à avoir été dirigées par Brecht et la destruction des deux principaux personnages à la fin de la pièce sonne de façon douloureusement autobiographique : on ne peut décidément pas compter sur les intellectuels ; ils ont déjà trouvé un nouveau mot d’ordre dont ils sont tout contents — la fin justifie les moyens ; selon son disciple Andrea, Galilée a très bien fait de se soumettre à l’Inquisition et d’écrire en cachette les Discorsi : il aurait été si bête d’opposer de la résistance au pouvoir et de risquer mourir sur le bûcher.
Brecht : « Schall, il y a beaucoup d’humour dans l’éthique que vous êtes en train de théoriser là, de la ruse, de l’intelligence. Vous êtes rayonnant, tout heureux de découvrir ça. C’est comme si vous étiez en train de jeter trois cents ans de morale par-dessus bord : la fin justifie les moyens — on va enfin pouvoir travailler ! Vous venez de dire que la science commence à avoir un public, mais de fait c’est déjà la populace qui applaudit, vous construisez une théorie comme ça vous arrange. Quand vous prononcez ces phrases, vous êtes en train de marcher sur des cadavres, il faut que le public se rende compte de ça, qu’il y a quelque chose qui ne va pas là-dedans, dans votre beau discours. [...] Schall, le gag, c’est que vous êtes pris d’un enthousiasme extraordinaire pour le livre que votre professeur est parvenu à écrire et conserver, et en même temps vous parlez comme le réaliste absolu, très froidement, comme un ingénieur, avec logique et froideur — et il s’avère que cette logique est complètement fausse ! (Brecht rit beaucoup de cette analyse) ». Ce qui est drôle là-dedans en effet, c’est que le personnage de théâtre est mis en pièces au moment où il attend d’être porté en triomphe. On a consacré des livres entiers à reconstruire l’unité organique du personnage de Galilée par-delà le jeu de massacre de la scène finale, alors que chez Brecht, comme dirait Vitez, il n’y a plus de personnages, il n’y a que des rôles. Le portrait de Galilée est comme des esquisses qu’on superpose, l’image ne trouve pas de repos, et le trait reste flou, incertain.
La critique de l’identification est doublée par le refus de caricaturer ou de ridiculiser les autres rôles de la pièce. Les lettres aux acteurs du Berliner Ensemble cherchent à empêcher sa transformation en une sorte de satire anti-cléricale. Identification et caricature sont des procédés symétriques : « Dans le vieux théâtre, en face du héros, il y avait la charge. La caricature est la forme que prend la critique dans toute représentation visant à l’identification. C’est sous cette forme que le comédien critique la vie, et le spectateur s’identifie à sa critique. » Au contraire, chez Brecht, tous les personnages ont de bonnes raisons d’agir comme ils le font, et le metteur en scène pousse même délibérément à l’identification avec des personnages qui auraient pu donner lieu à des portraits à charge : le Cardinal Inquisiteur est un jeune homme brillant « non sans sex-appeal » qui « rappelle les personnages de Stendhal », la Cour de Florence a bien raison de se méfier de ce charlatan qui a escroqué le Sénat de Venise avec son télescope, les dignitaires du clergé « doivent être représentés de façon aussi positive que possible. »
Brecht répète la scène dans laquelle le philosophe et le mathématicien de la Cour de Florence refusent de jeter un œil dans la lunette astronomique pour voir des étoiles qui, d’après leur lecture d’Aristote, ne peuvent exister. Évidemment, les deux comédiens jouent de parfaits imbéciles. Et se font immédiatement engueuler par Brecht : « Ces deux-là ont raison de se méfier, ce type est un charlatan, — et qui vient de Venise en plus, une République ! — là où il y a forcément beaucoup de charlatans. Et ce sera un scandale international si cette histoire d’étoiles est fausse, si les étoiles sont vraiment peintes sur la lentille. La situation est très embarrassante. Ce sont des scientifiques importants, et voilà qu’ils ont fait venir ce charlatan de Venise — cet homme est une apparition plus que douteuse. Pensez à Freud et à toutes ces cochonneries qu’il a pu écrire, ou à Darwin. Les cours européennes vont être écroulées de rire, ça va provoquer un énorme scandale. » Pour le spectateur, les courtisans du Duc de Florence paraissent soudain avoir une intelligence politique de la situation vingt fois supérieure à celle de Galilée.
« Il n’y a pas de seconds rôles. »
Mais ce qui est encore plus frappant est l’attention portée par Brecht à des personnages qui ne semblaient carrément pas exister, ou si peu, dans ses propres textes. Retour encore une fois au premier acte du Cercle de craie caucasien. Le gouverneur et sa famille se rendent à la messe ; on présente au peuple l’héritier du trône ; les princes organisent un coup d’État militaire ; tout le monde fuit ; et Groucha part avec l’enfant. Mais si l’on en juge par les comptes rendus de répétition, Brecht passe des semaines à ne s’intéresser qu’à trois personnages, le serviteur qui porte l’enfant devant la foule, celui qui ramasse les suppliques de la population, et le soldat-messager qui vient prévenir le palais d’une tentative de putsch imminente. Tous trois ont pour point commun de n’avoir pratiquement pas de réplique à prononcer et d’apparaître, au milieu de vingt autres personnages, environ deux minutes sur les quatre heures du spectacle. Mais, comme l’annonce le metteur en scène, « il n’y a pas de seconds rôles ».
Brecht ne se lasse pas de faire travailler le rôle du serviteur chargé des suppliques : « Rassembler les lettres des suppliants devient une scène en soi. Le valet agit avec arbitraire. Il montre qu’il prend plaisir au pouvoir. Il ne choisit pas en fonction de la situation des mendiants ; par exemple il ne prend pas en priorité ceux qui sont habillés de haillons, les plus pauvres, ceux qui sont les plus à plaindre. Il veut justement montrer son arbitraire, montrer à quel point ils ont besoin de lui, lui qui peut éventuellement les aider. C’est la joie du petit chef. » On peut faire lire la pièce à n’importe qui, personne ne se souviendra de l’existence de ce personnage. Et on commence à comprendre pourquoi le Berliner Ensemble s’offrait le luxe de répéter une pièce pendant six mois, un an, ou plus.
Le fantôme du théâtre épique
Mais tout ce travail, et l’incendie raconté par Barthes, et « le changement de nature et presque d’histoire », n’étaient peut-être rien encore. Brecht n’était pas du tout satisfait des représentations du Berliner Ensemble où les acteurs, selon lui, reprenaient à vitesse accélérée leurs mauvaises habitudes (« élans sentimentaux », « électricité ») et ne ressortait optimiste que de certaines répétitions, comme « une Allemande » juste avant la reprise de Puntila : « Cette répétition était plus proche du théâtre épique que tout ce que nous avons fait jusque-là. » Dernière malice, à l’attention sans doute de ses successeurs et épigones inévitables : si une répétition (vue par personne) s’est seule approchée (sans l’atteindre) du théâtre épique, quel dogme établir et quelle orthodoxie fonder ? Rien de plus difficile à enfermer dans un musée qu’un fantôme.