traduction trahison

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C‘est d’abord une histoire d’interprète. Quand nous avons contacté les Sourds en Colère, nous avons proposé que notre entretien soit traduit par une amie commune, Sophie Russel, qui a accompagné l’association depuis sa création. Nous ne savions pas encore si elle serait disponible._Nous avons donc demandé s’ils avaient d’autres idées. Nous n’avons pas obtenu de réponse. Bachir s’en est expliqué au début de notre rencontre :
« L’interprète, c’est votre problème, pas le nôtre. C’est dans cet esprit que nous travaillons. »

La remarque de Bachir dit assez la pédagogie intransigeante de l’association qu’il préside depuis quelques mois. Elle met les interlocuteurs en défaut ; elle interdit d’entrée de jeu la complaisance. « Nous ne sommes pas des handicapés. Il existe un handicap, mais il est partagé, entre vous et nous. C’est un handicap de communication. » Depuis leur création, en 1994, les Sourds en Colère n’ont cessé de répéter ce principe, prenant souvent le contre-pied d’autres associations, dont la Fédération nationale des sourds de France, à laquelle ils reprochent sa trop grande dépendance à l’égard des entendants. Cet après-midi de février, dans le brouhaha du café Beaubourg où ils ont tenu leurs premières réunions, l’ordre des dépendances était inversé : c’est nous qui pouvions être sourds à ce qu’ils avaient à nous dire.

Cette intransigeance a ses risques. À plusieurs reprises, Delphine, Bachir et Sophie se sont plaints du peu d’attention que leur accordent les médias. Bachir : « J’en ai assez que les entendants s’arrogent systématiquement le droit de donner de l’information sur les sourds. Si les entendants ont des questions à poser sur le monde des sourds, qu’ils nous les posent directement. » Il parle alors de Jean Dagron, qui a fondé l’unité sida en langue des signes à la Pitié-Salpêtrière et qui a milité contre les implants cochléaires : deux combats fondateurs des Sourds en Colère. « Maintenant, c’est lui qui a toute la légitimité sur ces questions ; c’est lui qu’on contacte. Il est pourtant primordial que ce soient les sourds qui s’expriment pour ce qui les concerne. » Nous n’avons pas tout à fait joué le jeu : nous avons, nous aussi, contacté Jean Dagron pour obtenir des informations récentes sur les implants. Par politesse, et par précaution, il n’a pas dit autre chose que Bachir. Il a ajouté que, dans ce domaine, il ne pouvait être que l’« interprète des sourds ».

Quel interprète ? C’est aussi sur cette question que s’est close notre rencontre. Toujours la crainte de la dépendance. Et l’utopie d’une communication transparente, où le travail de la traduction ne laisserait aucun reste. Delphine : « Les interprètes prétendent aider les sourds. Alors ils ajoutent leur avis. Cela peut être dangereux. » Il faudrait « des interprètes professionnels, qui travaillent, empochent leur paye, et hop !, s’en vont. » Aucun d’eux n’aime beaucoup les interprètes. « Si Sophie était interprète professionnelle, nous ne pourrions pas être amies. »

Sophie Russel a interprété les propos de Delphine, Bachir et Sophie. Elle a interprété les nôtres. Elle a assisté au moment où les Sourds en Colère ont suggéré d’inverser les rôles. Maintenant, ce seraient eux qui poseraient les questions. Quelle image avions-nous des sourds avant de les rencontrer ? Donnant-donnant. Cette image, nous en avions donné quelques signes, à force de maladresse, au cours de l’entretien. Philippe , quand il avait interrogé les uns et les autres en les montrant du doigt : « C’est un geste un peu dur et pas très poli. » Thomas, quand il s’était adressé à la traductrice plutôt qu’à Delphine : « Regarde-moi quand je te parle. » Ou Christophe, le photographe, quand il leur avait demandé à tous les trois s’ils « lisaient sur les lèvres » : « Si cela doit commencer comme ça, on s’en va tout de suite... »