Vacarme 17 / Arsenal

La traversée des apparences

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La fiction de l’emploi, le salariat rêvé, le travail des fuites. Le dernier film de Laurent Cantet poursuit les questionnements du précédent, mais d’une manière plus perverse que dans Ressources Humaines. Le travail ne structure plus la vie que dans le mensonge ; le héros ne cherche pas sa place, il la fuit dans un emploi du temps irréel qu’il croit maîtriser et qu’il a construit seul et loin du salariat.

Le spectateur en sort parfaitement hébété et voué au vertige de questionnements inévitables : qu’est-ce que je fais de mon temps ? qu’est-ce qui remplit ma vie ? qu’est-ce que ça veut dire donner son temps à ceci ou cela ?

Donner son temps

La chose la plus difficile à sacrifier à l’emploi, c’est bien le temps. D’où la nécessité des petits retards, des quelques minutes grappillées à l’emploi, mais aussi le besoin de « prendre son temps », c’est à dire de le récupérer, après le travail. C’est ce qu’énonce clairement Fred : « le soir, il faut que je sorte, histoire d’avoir fait quelque chose de ma journée ».

Vincent donne tout son temps à son nouvel emploi et le reste à sa famille. Il n’économise pas son temps ; à Muriel et ses enfants, il consacre toujours le même temps et il n’a pas fui sa responsabilité envers eux, au contraire.

Ce qui est très beau, c’est d’avoir pris le temps de suivre Vincent, de se retrouver à ses côtés dans toutes ses batailles, comme dans ses plaisirs. Le mode de narration fonctionne comme une sorte d’équivalent cinématographique du monologue intérieur en littérature. Est-ce pour cela que le film me fait penser aux romans de Virginia Woolf ? Ou parce que Vincent est toujours au bord du vertige et qu’il possède cette espèce d’absence de contours qui caractérise ses personnages. Ou bien parce que plusieurs éléments du film rappelle ses romans : la manière de décrire les impressions du héros et ses relations avec les autres, la perméabilité de Vincent à ce qui l’entoure, la façon dont il rentre dans les paysages, l’importance de ceux-ci dans le déroulement du récit et du temps.

En dehors de Vincent, Muriel est la seule dont nous adoptions le point de vue de temps en temps. C’est comme si elle prenait de temps à autre le relais dans la conduite du récit. Et cela se retrouve dans les cadrages des séquences.

À la première vision du film, j’avais l’impression non seulement de n’avoir pas quitté le personnage principal, mais particulièrement sa nuque, cet endroit du corps où chacun porte le monde. Il me semblait que cette nuque bloquait l’horizon de nombreux plan. Ce qui est faux, puisqu’il existe de très nombreux plans où le visage de Vincent apparaît de face. Et dans une même scène, son visage reflète une multitude de sentiments ; il passe du bonheur enfantin à une dureté mécanique, comme dans la première rencontre avec Fred.

Mais c’est principalement dans les séquences d’errance, alors que dans sa famille il est plutôt filmé de profil, et c’est alors le visage de Muriel qui nous raconte l’histoire. Témoin des mensonges de son mari, le visage extraordinairement vivant et précis de Karin Viard tend à devenir plus signifiant et plus précis, au fur et mesure que celui de Vincent se ferme et s’obscurcit. Aurélien Recoing joue parfaitement la plongée dans une sorte d’autisme, et l’on ne n’ose plus vraiment interpréter ce qui se passe sur son visage.

Une fracture spatio-temporelle

Au fil du récit, construit sur l’alternance des deux vies, celle de la famille et celle du faux emploi, la double vie se construit dans une sorte de fluidité sans césure ni cassure entre les deux. Et pour cela, l’histoire n’en est que plus inexorable. Ça marche, et ça c’est effrayant. Comme dans un film de science-fiction, Vincent franchit sans problèmes la fracture spatio-temporelle – ce qui est par ailleurs assez joyeux.

Dans cette fonctionnalité de la fuite et du vertige qui l’accompagne, dans cette fluidité des passages du réel au rêve, d’un temps à un autre, d’un espace à l’autre, il y a quelque chose qui rappelle les films de Kurosawa (Licence to live ou Kairo, par exemple, dont la lumière de Pierre Milon est assez proche.)

Le film est aussi une histoire du vide, de ce qui remplit le vide, et de l’impossibilité de faire vraiment le vide. Des moments de bonheurs courts, aériens et fragiles parsèment le début du film et retiennent au-dessus du vide, comme pour faire oublier le vertige permanent.

L’alternance de sa vie familiale et de ses vagabondages semble rendre Vincent plutôt heureux. Il y a une espèce d’insouciance dans sa vie errante, un vrai bonheur dans la course avec le train, dans ses trajets en voiture – ce pour quoi les gens tiennent tant à leur voiture. Il y a même un plaisir à mettre en œuvre consciencieusement la stratégie des arnaques.

Pendant une bonne partie du film, la fiction du travail fonctionne plutôt bien. Le regard des autres ne le gêne en aucune façon, parce qu’il est quasiment invisible et se fond dans le paysage. A l’entrée de l’OMM, il est dans une douce rêverie ; il aura le même sourire doux et un peu figé pendant que Fred fait sa photo d’entreprise au Novotel.

Dans la séquence de la rivière les regards des deux passants qui surgissent en haut du talus, et pourtant un rien inquiétants, n’ont aucune prise sur sa joie tranquille. Vincent est bien dans son rêve, il le vit pleinement et s’y donne à fond, il l’alimente soigneusement par exemple par ces donnés qu’on entend en off sur ce plan. Une espèce de béatitude l’a saisi, et pourquoi pas, la lumière est si belle dans ces plans, les plus sensuels du film.

Si le paysage autour du refuge est l’équivalent de sa rêverie : douce, inquiétante et aveuglante, la géographie des lieux joue un rôle important. Vincent construit sa fiction en fonction des paysages qu’il traverse, il aménage son territoire : la montagne, l’autoroute, les aires de repos – beau travelling derrière les arbres, où Vincent discute au téléphone comme chez lui, parfaitement intégré au lieu. Ce sont des lieux de passage sécurisants et propices aux rêves : il s’endort en écoutant les histoires que se racontent les routiers.

Le mensonge de l’autre

La scène dans le refuge fait évidemment penser à celle de la cabane à la fin de La Sirène du Mississipi. On retrouve la même errance à la fois subie et choisie, de plus en plus lourde à organiser et à vivre. Là aussi, l’histoire d’amour entre les deux personnages principaux est d’autant plus forte qu’elle se nourrit de l’acceptation des mensonges de l’autre, et cela jusqu’à ses plus extrêmes limites : l’empoisonnement subi et consenti dans La Sirène, le choix du silence et de la caution du mensonge, ici. Muriel a deviné très tôt le mensonge et préfère le garder pour elle. Elle ne s’effondrera que devant les mensonges de Jean Michel, parce qu’ils sont trop proches de la vérité. Terrible dîner, qui marquera la fin de l’amitié de Vincent et Jean-Michel ; où la précision et la véracité des détails finissent par prouver la réalité du mensonge, où surgit l’impossibilité de porter le mensonge de l’autre.

Le héros de ce film vit une histoire globalement très masculine, il est difficile d’imaginer la même imposture de la part de Muriel. Et pourtant, elle n’en est pas moins racontée de manière minoritaire. Et le fait que le mensonge de Vincent est forcément construit à partir d’une situation masculine, est parfaitement explicité dans la séquence devant le gymnase la nuit. C’est ce que met en lumière Muriel, alors qu’elle ne pressent pas encore la moindre réalité du mensonge, et qu’elle est juste dans la colère de celle qu’on a oubliée dans un égoïste calcul masculin et qui manque s’étouffer : « Je n’ai jamais dit que ma vie était une catastrophe. »

Le sourire de Nono

Le mensonge et le rêve s’alimentent l’un l’autre et tout fonctionnerait plutôt bien, malgré les questions de Muriel, malgré les difficultés que rencontre Vincent dans sa vie quotidienne. Mais quelque chose va le perturber, et conduire à cette séquence particulièrement bouleversante, là où le film bascule définitivement : la confession sur le canapé. Les angoisses passées et présentes s’y mêlent, ces angoisses qui commencent le premier jour où l’on découvre le salariat – la prison à perpétuité, comme dit Serge Livrozet. Ce qui va bloquer la machine et faire qu’une vraie peur commence à s’installer chez lui, c’est la rencontre avec Nono. Jusqu’à présent il a tout assumé, toutes les conséquences de son choix, les plus folles, les plus fatigantes, et même les plus cruelles, sur Muriel par exemple.

Mais l’arrivée imprévue de Nono va bouleverser cet équilibre. Le silence long et perplexe de Vincent au téléphone nous le fait pressentir. Tout à coup, c’est comme si les conséquences réelles de ses mensonges venaient d’apparaître à Vincent. Les implications sur sa famille ne l’ont pas ému, parce qu’il fait tout cela pour eux. Mais Nono ne lui a rien fait, il ne dépend pas de lui, et il a cette innocence des victimes probables. Vincent est effrayé quand Nono devient une victime trop facile. On peut mentir à sa famille, à Nono c’est plus compliqué. D’ailleurs cette visite est un des moments les plus pesants du film, et les sourires de Nono et de sa femme finissent par être exaspérants de naïveté. Nono est la mauvaise conscience de Vincent, ce qui en fait un personnage finalement pas très sympathique, contrairement à Jean Michel, son seul confident et compagnon.

Quand Vincent va regarder les fenêtres de Nono, depuis la pelouse en bas, il ne voit pas l’image du bonheur familial ou celle du bon choix de vie, mais le miroir de ses mensonges et le début de la fin de son rêve. Comme si ses mensonges pouvaient faire effondrer l’immeuble.

On trouvera un écho à cette séquence dans le plan de la dernière arrivée de Vincent – qui avance pesamment de dos vers sa maison éclairée –, assez terrifiant par l’effet d’obstacle infranchissable et de prison dorée qu’il induit. Sa sortie par la fenêtre, comme un voleur, et la voix de Muriel seule dans la voiture, ne pouvant le retenir, font partie des plus belles idées du film.

Les mensonges du salariat

Vincent échoue à refuser le salariat. Il s’est fabriqué des lieux pour son travail, des collègues, des trajets, etc. Ce n’est pas le plus difficile. Il a pourtant donné à sa famille tous les signes de l’emploi et de son statut social – il a même acheté une nouvelle voiture. Vincent trouvera totalement injustes les reproches de Julien : « mais qu’est-ce qui a changé pour vous ? »Il oublie le mensonge, qui finira par devenir trop lourd pour sa femme et que son fils aîné n’admettra pas.

Pourtant Vincent ment comme tout le monde, en rajoutant des signes de travail au travail lui-même. Mais c’est ce qui l’a peut-être dégoûté du salariat : le fait qu’il soit fondamentalement lié au mensonge. Le salariat suppose toujours de donner suffisamment de signes du travail, de justifier en permanence la légitimité de l’échange, du donnant-donnant, du salaire. Même le chômeur ment sur ses recherches d’emploi, pour continuer à recevoir ses allocations. Autre mensonge permanent : les signes d’intérêt qu’il faut montrer dans cet échange, du moins de la part du salarié. C’est ce qui donne autant de prix à l’aveu de Fred au Novotel : « je crois que je ne trouverai jamais un travail qui m’intéresse vraiment. » Devant cet aveu, Vincent a l’air étonné ; car il est passé dans le salariat « rêvé », celui où ne subsiste que les signes du salariat, et où ceux-ci sont déconnectés du travail réel. Il n’est plus obligé d’avoir l’air content de son travail, sous peine de déstabiliser les collaborateurs, les employeurs, de casser toute la chaîne, sous peine de ne pas être embauché.

Le film est une histoire de claustrophobie – que nous racontent la lumière et les cadres de Pierre Milon, la récurrence des vitres, etc. –, et les derniers plans referment tout derrière eux. D’où la sensation d’étouffement à la sortie, l’envie de desserrer sa cravate, comme le fait Vincent quand Muriel lui propose d’inviter Jean Michel à dîner – dans le jeu à la fois retenu et écorché-vif d’Aurélien Recoing, ce geste de la cravate prend une importance particulière, dont la portée dépasse celle du geste habituel du cadre qui rencontre un problème dans son boulot.

La scène de la fin est un chef d’œuvre de dialogue, qui révèle la profondeur du cauchemar de Vincent. Dans ce face à face étouffant, il y a des expressions terribles, autant du DRH « je comprends bien », « un poste à hautes responsabilités », que de Vincent : « je fonctionne toujours sur l’enthousiasme », « je n’ai pas peur ». Au dernier plan, les phrases de son interlocuteur tombent comme des coups de fouet sur le visage de Vincent (magnifique jeu d’Aurélien Recoing).