Vacarme 72 / Cahier

Des chaînes pour la neige. 2 Sur la série « Fargo »

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L’histoire immédiate du genre « série » opérée ici par Emmanuel Burdeau questionne la télévisualisation du cinéma s’opérant sur le petit écran avec la série Fargo. Télévisualisation ? La série qui porte le nom du film des frères Coen n’est en rien une mise en boîte dans la forme télé d’un grand film. Ce qui est en jeu, paradoxalement, c’est l’ouverture du champ dans le petit écran. Une ouverture qui ne renonce pas à l’artifice télévisuel. Deuxième et dernier temps d’une analyse débutée dans le précédent numéro de Vacarme.

Cette libération des histoires a elle aussi une histoire. Ce n’est pas du jour au lendemain que les séries ont acquis la licence dont Fargo fait preuve avec maestria. Il a fallu que le genre se déchaîne. Il a fallu qu’il comprenne ce que cela signifie, être une série télévisée, occuper une case au sein d’une grille, être un programme diffusé par une chaîne avant et après d’autres programmes. Quelles limites, quels devoirs, quelles opportunités. Et il a fallu que le genre s’instruise des façons d’user de ces limites, de ces devoirs et de ces opportunités. Il a fallu qu’il prenne l’habitude de jouer avec les cases et les grilles, les programmes et leurs calculs, les chaînes et leurs fers. Et qu’il mette à ces ruses autant de conséquence que d’insoumission, afin que l’intelligence progressivement acquise de ses moyens puisse aussi préparer son émancipation hors des carcans.

Les plans placés au seuil de l’épisode 8 de Fargo ne sauraient donc rien avoir d’indifférent. C’est au contraire un long chemin qu’ils résument. Doublement. D’une part, ils font de la chaîne d’assemblage une image à la fois ironique et directe des nombreux embranchements et débranchements auxquels la série a recours. Et d’autre part, ils inscrivent cette chaîne à l’endroit stratégique entre tous du prégénérique : dedans et dehors, intérieur et extérieur, là où le programme est le mieux à même de faire sentir, sinon grincer, ses jointures.

Une histoire de la série se devrait en conséquence d’être, pour une part non négligeable, une histoire des formes et des usages pris par ce procédé spécial qu’est le prégénérique. Sinon une histoire de toute la série, ce serait au moins une histoire de ce « troisième âge d’or » qui, entamé à la fin des années 1990, n’est pas sur le point de se clore. Or, l’une des spécificités de cet âge est justement que le prégénérique y a pris une fonction et une puissance inédites. Dans l’ordre général du genre, et dans l’ordre spécifique de son déchaînement.

Cette histoire dans l’histoire débuterait, il y a un peu moins de quinze ans, avec Six Feet Under. On s’en souvient : chaque épisode de la série créée par Alan Ball s’ouvre par une mort inattendue, inopinée et même bête. Un ouvrier tombe dans un pétrin géant. Une ex-star du X s’électrocute dans son bain. Une dame richissime est frappée sur sa terrasse par une balle de golfe… Les choses sérieuses ne commencent qu’après, après le générique et un plan de stèle indiquant l’identité de la victime. Celle-ci change de visage une fois passée entre les mains des Fisher, entrepreneurs de pompes funèbres à Los Angeles. Non seulement on lui accorde des soins afin que son cadavre puisse être présenté aux proches, mais elle ressuscite volontiers pour enjoindre Nate ou Dave, Rico parfois, à prendre la décision qu’il repousse depuis trop longtemps, à assumer ses choix, à ne plus reculer devant l’obstacle. La mort foudroie l’ironie. Elle donne aux clients des Fisher une gravité et une sagesse que, vivants, ils auraient été infoutus d’avoir. Ce qui s’est ouvert dans le n’importe quoi se poursuit sur le ton de la quête identitaire.

David Ball eut là un geste essentiel dans lequel on doit reconnaître un des coups d’envoi au troisième âge d’or. Ce n’est pourtant pas un geste sans ambiguïté. Le mouvement qui mène des prégénériques aux épisodes de Six Feet Under ne consiste pas à s’arracher aux pesanteurs des grilles et des formats. C’est même le contraire. Ball limite la fantaisie au prégénérique. S’il l’y déploie, c’est pour en souligner l’absurdité et l’issue nécessairement fatale. Et c’est pour la retourner bien vite en discipline au moyen de l’invitation faite à chacun de ne pas dévier de sa ligne.

A la fin des années 1990, la série est encore un genre mal considéré. Sans doute fallait-il donc qu’elle donne des gages de bonne conduite avant de pouvoir aller ailleurs. L’invention de Ball prend également un second sens, dans une telle perspective de légitimation. Ce n’est pas seulement le léger et le grave qu’elle oppose, de part et d’autre de la limite du générique. C’est aussi le cinéma et la télévision. Car les saynètes inaugurales de Six Feet Under semblent arrangées pour concentrer la beauté et le dérisoire de l’enregistrement cinématographique considéré comme capture impuissante de l’accidentel. Et, à l’inverse, le reste des épisodes affirme le bien-fondé de la télévision à s’en tenir à des études de cas. C’est-à-dire à s’inscrire dans des cases.

Quelques années plus tard, les séquences prégénérique de The Wire revêtent déjà une autre allure. Ce sont des sortes d’apologues auxquels vient s’ajouter un épigraphe tracé sur fond noir. Des flics peinent à faire passer un bureau à travers une porte. On abat un jeune Afro-Américain dans la rue. Un cadavre est retrouvé dans un port ou, atrocement mutilé, sur le capot d’une voiture… Quelqu’un, Tom Waits, ou un autre, chante ensuite Way Down In The Hole tandis que défile le générique. Puis l’on peut lire ces mots, « You cannot lose if you don’t play », « It pays to go with the union card everytime », « A man must have a code », « … While you’re waiting for moments that never come », etc.

Un mouvement d’air ou d’eau, un incident dont on ne comprendra qu’après-coup entre quels maillons de la chaîne narrative il s’insère.

Nul ne pourrait dire que David Simon, le créateur de The Wire, n’est pas aussi, aussi réfléchi, sinon plus, que David Ball. Réfléchi en général, et réfléchi quant aux missions de la télévision en particulier. Quelque chose commence pourtant à se défaire dans le rapport entre le prégénérique et les épisodes. Il reste linéaire, rapport d’un avant et d’un après, mais ce n’est plus celui du dérisoire ou du grave, ni même du cinéma et de la télévision. C’est plus ouvert : le prégénérique agit à la manière d’une fable autonome ou sur le point de le devenir, donnant à l’épisode un parfum d’inaccompli. Et, entre les deux, vient s’insérer un propos oraculaire dont seule la suite permet — et encore pas toujours — de débrouiller le sens.

Quelques autres années plus tard, une série est née, qui a achevé d’élever le prégénérique au rang d’art majeur. Avec Breaking Bad, le genre a donné son congé à la linéarité. Que sont les ouvertures imaginées par Vince Gilligan et par son staff ? Des flashes-forward, par exemple les déchets d’un crash aérien encore ignoré. Des flashes-back, visite par les White de leur future maison, années de formation mexicaines de Gustavo Fring, idylle estudiantine de Walter avec Gretchen Schwartz… Le plus souvent, ces ouvertures sont autre chose encore. Ni un début ni une fin, rien qu’un passage. Un mouvement d’air ou d’eau, un incident dont on ne comprendra qu’après-coup entre quels maillons de la chaîne narrative il s’insère.

Dans le désert, une voiture danse ses amortisseurs. Un peu de sang tombe au ralenti sur la chaussure de Walter. Le même apparaît chevelu et barbu, fêtant seul ses cinquante deux ans au comptoir d’un diner. Ou bien encore, exemple suprême, un petit chasseur de mygales roule en mobylette parmi les dunes. Il faudrait trois quarts d’heure pour réaliser que sa promenade avait lieu en marge de l’action, tandis que Walt et sa bande dévalisaient non loin un train de produits chimiques. L’escapade prendrait fin lorsque, surprenant les bandits, le garçon serait abattu froidement. Le retour d’une image aperçue en tête d’épisode, celle d’une araignée prisonnière dans son bocal, signe alors la cruauté des prégénériques de Breaking Bad. Plus ils semblent se dérouler à distance du drame, plus élevé est le risque qu’ils y soient, tôt ou tard, rappatriés manu militari. Il n’empêche : le prégénérique est devenu une catégorie à part, habitant un temps et un espace propres.

Alan Ball a fait de ceux de Six Feet Under une parodie de cinéma, un adieu au grotesque de son hasard réaliste. Une fois franchi le pont — la stèle, le générique… —, les portes du royaume télévisuel se sont ouvertes. Six Feet Under lui a donné deux traits : ce royaume est découpé en cas(es) et sa temporalité est post mortem. La télévision, qui naquit ou renaquit en 1999, a été une manière de parade à la mort du cinéma, dont le thème continuait alors d’agiter les débats. La réponse de Ball n’a pas consisté à dire que ce n’était pas vrai, que le cinéma n’était pas mort. Il est au contraire parti de cette mort pour faire valoir que, dans l’espace ouvert par elle, il y avait place à la télévision pour d’autres créatures : toute une procession de fantômes d’un nouveau type qu’on allait voir se relever de leur cercueil à un rythme hebdomadaire.

Les prégénériques de The Wire avaient à leur tour quelque chose de funéraire, avec leur écran noir et leur épigraphe-épitaphe. Ceux de Breaking Bad aussi, dont la plupart tiennent de l’arrêt de mort, même s’il faut souvent un certain temps pour l’admettre. Gilligan, comme Ball, y accorde en outre une large place au hasard. Mais c’est un autre hasard. Ce n’est plus celui, vite écarté, du cinéma. C’est un hasard plus strictement sériel, semblant jouer l’ordre des scènes et des destins aux dés, ou selon les caprices d’un bon vouloir devenu souverain. Breaking Bad a donc prononcé un autre adieu, près de dix ans après Six Feet Under. Cet adieu-là concerne les cadres et les cases du programme. Inventer, ou réinventer la télévision, en niant la télévision : c’est une façon d’expliquer la suprématie de Vince Gilligan. Il en existe une autre. Elle semble à l’inverse de la première mais elle la rejoint. Si Breaking Bad a paru définitivement émanciper le genre, c’est aussi qu’aucune série n’a su autant qu’elle affronter les servitudes du programme.

Au même moment, à la fin des années 2000, Matthew Weiner affirme qu’il n’a cure de l’emplacement des coupures publicitaires au sein des épisodes de Mad Men. C’est l’affaire de la chaîne — AMC —et non la sienne. Autrement dit, il tolère qu’on saucissonne Mad Men, à la condition que la tâche ne lui échoie pas. Gilligan, lui, n’a rien dédaigné, ni les occasions ni les obligations. Il a construit les épisodes de Breaking Bad selon les règles de découpage et de dramaturgie imposées par la même chaîne. Ne laissant à nul autre le soin de tailler les tranches, il a veillé à ce que chacune ait une épaisseur et une saveur propres. D’une contrainte, il a fait une chance. D’un empêchement, il a fait une délivrance. Chaque scène de Breaking Bad est conçue pour elle-même, exactement comme Ball concevait les entrées en matière de Six Feet Under, le cynisme rigolard en moins. S’affranchir du programme, oui, mais, avec et par, les outils du programme.

C’est ce paradoxe que Noah Hawley porte à un nouveau sommet. Alliance de déterminisme et de libre arbitre. Déprogrammation, reprogrammation. La contradiction est sensible un peu partout au fil des épisodes des Fargo. Elle l’est tout spécialement dans ces plans d’usine surgissant sans prévenir que le spectateur est invité à lire a contrario comme une métaphore de l’affranchissement de Lester Nygaard. Si l’on veut risquer un bilan provisoire, il faudrait dire que la série télé en est arrivée à une certaine identité d’enchaînement et de déchaînement, ces deux mots devant être entendus littéralement et dans tous les sens. Le genre se tient à présent sur une crête. Non pas tout le genre, mais quelques uns de ses représentants. Et ces derniers, par endroits seulement. Mais à ces endroits-là, l’art sériel est parvenu au carrefour où s’échangent le ciel et la grille, le storytelling à la chaîne et la singularité narrative pure, l’artisanat signé et l’industrie lourde des récits, des situations et des affects.

Le prégénérique utilisé comme une rampe de lancement pour s’envoyer en l’air.

Walter White s’en est allé à l’automne 2013. Lester Nygaard et les autres sont apparus au printemps 2014. L’intervalle est bref et la filiation directe. Fargo est la première série post-Breaking Bad. Better Call Saul, le spin off consacré à l’avocat marron Saul Goodman, est la seconde (la diffusion de sa première saison s’achève en même temps que la rédaction de cet article : en attendant d’y revenir, on se contentera de dire qu’à nos yeux, elle est à la fois belle et aussi un rien décevante). De Breaking Bad à Fargo, ce n’est pas seulement les mêmes bruits de chaînes qu’on secoue, c’est aussi la même histoire d’émancipation, avec Lester Nygaard en Walter White d’opérette. Les neiges du Minnesota ont remplacé le désert du Nouveau Mexique, la narration en morceaux de l’une est devenue la narration en morceaux de l’autre. Bob Odenkirk interprète le chef de la police de Bemidji, entre deux facéties dans la peau de Goodman. Un pas de plus a été fait : plus de héros principal, que des personnages secondaires… Plus de centre, en fait.

Et, en quinze ans, de Six Feet Under à Fargo, le prégénérique est devenu l’expression privilégiée d’un art ouvrant toujours plus large les portes spatio-temporelles, afin de lui donner une dimension de hantise : tout un fantastique qu’elle n’avait pas jusque là ou alors seulement dans les fictions appartenant de plain pied au genre. Toute la série est, cette fois, concernée. Il n’y a pas de prégénérique dans Les Soprano ni dans Mad Men, mais c’est tout comme. Tant pis pour le purisme de Weiner, qui trouverait le procédé trop calibré à son goût. Les trouées sont partout dans ces deux séries, les sas et les seuils. Absences, syncopes, accidents qu’il faut du temps pour analyser ou guérir. Visions et prémonitions, regrets ou délires qui sont autant de démembrements affectifs et perceptifs, de sorties hors de la narration de ses gonds. Tony Soprano et Don Draper sont de grands voyageurs et de grands rêveurs, des voyants : eux aussi passent leur vie à la recherche d’un raccourci qu’ils ne trouveront pas… 

Le genre entier est passé à travers une grille ou une porte dérobée, usant du prégénérique comme d’une rampe de lancement pour s’envoyer en l’air. La télévision a marché sur la lune. Elle plane désormais là-haut, dans l’Espace. Il importe à cet égard de noter que, de Mad Men à Masters of Sex, de Breaking Bad à The Americans, un moment arrive toujours où la conquête spatiale, ainsi que la question extraterrestre, prennent figure d’allégorie. Et, bien sûr, c’est au moyen des reportages ou des documentaires aperçus sur le téléviseur du salon ou du bureau qu’apparaissent Youri Gagarine et Neil Armstrong, les OVNIS et les petits hommes verts. S’il y a une météorologie, il y a aussi une astronomie sérielle. À l’évidence, quelque chose de la compréhension de son destin par le genre se noue du côté des étoiles. Née dans une boîte, la série est d’autant plus éprise de dimensions autres, stellaires ou parallèles, lunaires ou même intersidérales, que ses programmes voguent à présent dans l’espace sans espace de l’Internet, tout en continuant bien sûr d’occuper le petit écran.

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L’histoire qu’on vient de retracer est celle d’une télévision devenant elle-même, d’un petit écran trouvant peu à peu sa mesure à travers le paradoxe d’un chavirement des repères. Nous connaissons de long temps la version basse de cette télévision égale à elle-même : c’est la sitcom comme genre ou sous-genre qui, issu du théâtre, s’est empressé d’en reclouer les planches afin de procéder à une mise en boîte de tout, la vie, les rires, les affects. On le sait : de Seinfeld à Friends, de How I Met Your Mother à Louie, la sitcom est aussi bien capable de platitude que de génie. Quant à la version haute, on vient d’en évoquer trois cas. Six Feet Under, The Wire et Breaking Bad sont des séries très différentes mais elles ont en commun d’exister à l’écart et même dans un oubli du cinéma.

Ce n’est à l’évidence pas le cas de toutes les séries. Il y a donc deux histoires. Celle qu’on a contée et une autre, l’histoire du genre, tel qu’il n’en a pas fini avec le cinéma. L’horizon de cette seconde histoire n’est pas un envol ou un décapage dont la neige, le désert ou le ciel seraient autant d’approximations. Cette histoire-là, tissée d’extraits de films et de citations, assume au contraire un risque de saturation. Elle creuse et recreuse la question de la relation entre petit et grand écran, comme on retourne un couteau dans la plaie. Elle prouve et éprouve la douleur qu’a le premier de n’être pas le second.

La version haute, l’accomplissement superlatif de cette histoire, ce sont Les Soprano. La série de David Chase part du constat qu’un mafieux télévisuel ne sera jamais le Michael Corleone de Coppola. Tony Soprano ne sera jamais le Parrain, tout juste pourra-t-il être une copie du Henry Hill des Affranchis. Chase a su dire le tragique de ce sentiment d’indignité ; il a vu un abîme dans le fossé entre cinéma et télévision, mais il y a vu aussi un havre, des limbes où inventer d’autres vies, trouver un sursis qui, contre toute attente, durerait longtemps. L’impensable a donc fini par se produire : une série née de la mauvaise conscience est devenue l’œuvre reine du tournant du siècle, grand et petit écran confondus.

La version basse de cette histoire, ce serait Mad Men. Cette version est basse par ambition démesurée, par entêtement à vouloir viser trop haut. Ce n’est pas que la série de Weiner soit ratée, c’est plutôt que le combat avec l’indignité s’y est transformé en prétention pure et simple. Weiner semble réellement croire que notre temps peut être encore celui des mélos de Douglas Sirk et qu’entre les années 1950, ou les années 1960, et les années 2000 la seule différence de taille vient de ce qu’un progrès a été fait dans la conscience des inégalités de sort entre les hommes et les femmes. Une enflure en découle, à la fois imitation trop naïve des derniers feux du classicisme hollywoodien et point de vue trop malin sur l’évolution des mœurs.

La série de Noah Hawley présente dans ce cadre une nouveauté saisissante : il se pourrait qu’elle soit la première série à appartenir de plein droit aux deux histoires. Elle appartient directement, on l’a vu, à l’histoire télévisuelle de la télévision. Mais elle appartient aussi à l’histoire cinématographique de la télévision mais, de façon moins directe, puisqu’elle prend son origine dans un film.

De grands films ont été adaptés de séries, le Mission : Impossible de Brian De Palma et le Miami Vice de Michael Mann. Le processus inverse donne en général des résultats moins enthousiamants. Fargo fait exception. Non seulement la série est superbe, mais le rapport qui la lie au film des Coen possède une singularité qu’il faut décrire.

Le drame de l’assureur interprété par Martin Freeman n’a qu’un lointain air de famille avec celui du vendeur de voitures autrefois joué par William H. Macy, en dépit de la proximité de leurs noms — Nygaard, Lundegaard — et bien que l’épouse soit ici comme là cause de bien des frustrations. Ce n’est donc pas une adaptation que propose Noah Hawley. Le récit de la série se déroule pour l’essentiel en 2006, soit près de vingt ans après celui du film. Les personnages ayant changé, Fargo n’est pas davantage une suite de Fargo, même s’il est fait plus d’une fois référence à une tuerie ayant eu lieu en 1987.

C’est plutôt un bric-à-brac que la série tient du film. Un mélange précis et épars de détails, de scènes, de notations. Le paysage enneigé. Un accent traînant. Le profil de la femme flic faussement cruche. Le tueur bavard qui fait équipe avec un taiseux. Mais aussi un déjeuner avec une vieille connaissance au bord de la crise de nerfs, un corps qu’on débite comme du bois, un ticket de parking qu’on refuse de payer… Si quelques uns de ces éléments sont repris tels quels, d’autres ont été discrètement amendés. Rien de stable, ni de linéaire, dans le passage de relais de Fargo à Fargo : le film des Coen reçoit en somme ici le statut prémonitoire mais précaire d’un prégénérique, non pas à tel ou tel épisode, mais à la série de Hawley dans son entier. D’autres aspects ont pu encore être piochés ailleurs, dans d’autres films de Joel et Ethan Coen. Le coach de gym un peu débile léger devenu maître-chanteur rappelle celui qu’interprétait Brad Pitt dans Burn After Reading, Malvo peut évoquer le tueur à frange de No Country For Old Men, et Billy Bob Thornton fut l’interprète principal de The Man Who Wasn’t There.

Le film des Coen reçoit ici le statut prémonitoire mais précaire d’un prégénérique à la série de Hawley.

Hawley invente un rapport neuf entre série et film, télévision et cinéma. Hommage et outrage, invocation et dispersion : c’est toute une écriture dans la neige, à nouveau. D’un certain point de vue, c’est l’évidence même : il n’y a rien pour surprendre à ce que ce soit ce cinéma-là qui se prête de si bonne grâce à la sérialisation. Le grotesque qui ouvre Six Feet Under a bien une tonalité coenienne, avec ses ratés et ses bévues, ses gaffes, tout ce bégaiement à quoi les frères ont toujours excellé. The Wire n’a rien de coenien — David Simon n’aimerait pas cette idée —, mais Breaking Bad possède une drôlerie, un grincement, un pince-sans-rire dont la paternité peut être recherchée, moitié du côté de Tarantino, moitié du côté des Coen.

Quant au Fargo de 1996, plusieurs aspects y appelaient la migration. C’étaient les documentaires animaliers continuant leur ronron pendant le sommeil des justes ou des bandits. C’étaient surtout les plans de téléviseurs défectueux ou mal réglés, envahis par une autre neige que celle recouvrant les champs du Minnesota et du Dakota du Nord mais rimant avec elle… Cette migration tient à la fois de la reprise et de la déprise. Si elle part bel et bien du cinéma, c’est pour entrelacer les deux régimes sériels, le régime cinématographique et le régime télévisuel. Fargo honore le cinéma comme grand prédécesseur et pourvoyeur irremplaçable de motifs. Et, dans le même temps, il en dissémine la référence au profit d’un autre type d’art et de récit.

Une histoire de magot et de racloir illustre à merveille ce double mouvement. Chez les Coen, le tueur campé par Steve Buscemi enterre la valise de la rançon dans un champ enneigé, marquant l’emplacement d’un racloir rouge. Mais comme Carl meurt bientôt, tous ces dollars sont laissés à l’abandon, selon une économie de la trace et une irrésolution typiquement coeniennes.

Le quatrième épisode de la série s’ouvre en 1987. Stavros Milos n’est pas encore le magnat de l’alimentation que le spectateur a vu parader en jogging dans sa villa. La misère a jeté sa famille sur les routes en plein hiver. Milos maudit Dieu lorsqu’il aperçoit un signe rouge. Le magot l’attend, les miracles existent. Devenu millionnaire, Milos professera une foi inébranlable et accrochera dans son bureau un tableau représentant un racloir géant. Il y a une suite : parce que Malvo aura fait s’abattre sur lui les plaies d’Egypte, Milos croira que Dieu veut le punir. Il s’empressera donc d’aller réenterrer le magot et de remettre le racloir à sa place. Défaisant ce qui a été fait, la scène inversera alors si bien le miracle de jadis que, le temps de quelques secondes, les images y vont à reculons.

Idée géniale : exerçant son pouvoir de fabriquer du récit comme bon lui semble, la télévision reprend au cinéma ce que celui-ci a laissé, là où il l’a laissé. Ce qu’il a enterré, elle le déterre pour le faire fructifier. De l’un à l’autre, l’héritage est à la fois direct et teinté d’une ironie qui prolonge celle des Coen. Et qui la réinterprète d’une autre manière encore lorsqu’un double retour en arrière, littéral et machinique, vient clore la fable. Comme comprendre celui-ci ? La télévision rentre dans le giron du cinéma ; elle lui rend ce qu’elle avait cru pouvoir lui prendre. D’un autre côté, pourtant, cette nouvelle combinaison d’enchaînement, de déchaînement et de réenchaînement, a bien quelque chose de typiquement télévisuel.

On achèvera de voir ce qui se joue ici de décisif entre cinéma et télévision en remarquant qu’enterrer, déterrer, et réenterrer, sont des opérations ayant étroitement à voir avec le processus de « télévisualisation » que ces chroniques s’efforcent de décrire. Ce qu’on a tenté de résumer sous cette appellation est précisément une tâche de désenfouissement propre aux séries. Descente au sous-sol du visible — au sous-sol tout court : c’est là qu’était la machine à laver des Nygaard —, afin d’en extraire secrets et horreurs, cadavres et tabous, tout ce qu’on ne voulait ni n’osait voir. Ne rien laisser dans l’ombre, tout faire remonter à la surface. De gré ou de force : dans sa recherche d’une visibilité totale, la télévisualisation va rarement sans un anéantissement expéditif des demi-teintes.

Sans rien montrer, la série donne à voir au moyen d’une variation autour de deux motifs qu’elle affectionne, la transparence et les reflets.

Ce processus-là semble accompli dans Fargo. Pas, ou peu, d’ombre. Des étendues neigeuses à perte de vue. Un méchant indifférent à l’idée qu’on le repère : un beau plan montre Malvo dominant tranquillement son monde depuis le sommet d’une arche… Et, avec cela, la récurrence d’un motif dont la platitude a au moins le mérite de la clarté. Au début, il avait suffi que Hess amorce un geste de la main pour que Lester aille se jeter contre une vitrine. Plus loin, c’est à travers la baie vitrée de la maison que les fils Hess le découvriront chevauché par leur mère. Et, c’est à travers la vitre de son bureau que Lester verra Linda (à qui il avait prêté sa doudoune orange) mourir à sa place.

Ces transparences sont légion, dans Fargo. Bouchers occupés à leur basse besogne derrière une autre vitre encore, saluts d’une fenêtre à celle du voisin par-dessus une cour, inscriptions grattées sur le verre dépoli d’une porte. Un vitrail représentant une scène biblique domine même, non loin du racloir, le bureau de Stavros. Tout est clair, tout se voit. Carreaux, vitrines, aquariums : télévisualisation maximale. Et pourtant la série qui commence par déterrer est aussi celle qui réenterre. C’est donc qu’une évolution a lieu à cet égard aussi, à l’endroit de la télévisualisation.

Cette évolution n’est nulle part mieux formulée que lors de l’exécution des mafieux par Lorne Malvo. Tandis que le tueur pénètre à l’intérieur du bâtiment où la bande a ses bureaux, la caméra demeure à l’extérieur. C’est de là qu’elle suit les progrès de Malvo parmi les pièces et les étages, au rythme des cris et des détonations. Les fenêtres étant recouvertes d’une surface réfléchissante, on ne verra rien de la tuerie. Mais, pour cette raison même, il serait erroné de dire que le spectacle des meurtres nous est occulté. Ces surfaces offrent malgré tout quelque chose à voir, au gré des mouvements d’appareil, fût-ce seulement la trame de la rue et des voitures garées alentour.

Un nouveau jeu de télévision et de cinéma opère ici dans le rapport du visible et de l’invisible, ou de deux évidences, ou encore de deux inévidences. Le processus de télévisualisation est à présent si bien réalisé qu’il n’est même pas besoin de passer effectivement de l’autre côté, à travers. Plus la peine de dissiper l’ombre pour donner à percevoir ce qui s’y passe. Sans rien montrer, la série continue malgré tout à donner à voir au moyen d’une variation autour de deux motifs qu’elle affectionne, la transparence et les reflets. Ce qui se produit alors peut bien être appelé un événement. La télévisualisation qui atteint une sorte de summum dans cette scène de tuerie se trouve par la même occasion renouer avec une forme de suggestion ou d’euphémisation qu’on ne s’attendrait guère à rencontrer sur le petit écran. Ce que Fargo propose ici a bien davantage trait à l’usage que le cinéma peut faire d’une ressource précieuse entre toutes, dont on a coutume de lui accorder l’exclusive, et qui s’appelle le hors-champ. Mais c’est au sein même du champ que le hors-champ ouvre sa réserve. Aussi se sent-on fondé à parler, pour la première fois peut-être, d’un hors-champ télévisuel. Voire, carrément, d’un hors-champ « télévisualisé ».

Intégralement singulière est la manière dont Fargo organise le croisement entre les deux histoires et les deux régimes de la série. L’histoire télévisuelle et l’histoire cinématographique du genre s’y nouent d’abord selon le déroulement et les avancées propres à chacune. Du cinéma, Fargo en présente donc des traces ou des effets de haut en bas, du grand écran vers le petit. Mais il en présente aussi dans l’autre sens, de bas en haut. Evénement, oui : c’est par les moyens, et selon les termes appartenant à la télévisualisation, que la série de Noah Hawley en arrive à recroiser la route du cinéma. Le troisième âge d’or dure toujours et, l’histoire est loin d’être finie de ce qui, dans la domaine de la série, enchaîne et réfléchit le grand et le petit écran.

Post-scriptum

Emmanuel Burdeau est critique de cinéma.