Vacarme 68 / Cahier

Histoire de Rust & Marty Sur la série True Detective

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Histoire de Rust & Marty

True Detective, une série qui est aussi un grand et long film de 8 heures. Une œuvre dont le désir est de sacrer la supériorité de la série sur le cinéma. C’est aussi un médium chargé de révéler l’existence d’un monde caché et d’une vérité secrète surnageant dans les profondeurs. Rust et Marty sont les artisans d’un monde entièrement dédié à la nécessité, impérieuse, anthropologique, du récit.

HBO a diffusé entre le 12 janvier et le 9 mars les huit épisodes de la première saison de True Detective. Le 14 février, soit à mi-parcours exactement, Netflix a rendu accessibles les treize épisodes composant la deuxième saison de House of Cards. Bien qu’il ait alarmé les internautes prévoyant de fêter la Saint-Valentin par une séance de binge watching, le léger retard sur l’horaire annoncé n’a pas empêché que la seconde livraison de House of Cards passionne autant que la première, ni qu’une rivalité féroce, et abondamment commentée, ne se développe entre les séries de Nic Pizzolatto et de Beau Willimon.

Les termes en semblent clairs. Il y aurait d’un côté la chaîne phare du câble payant, à qui la série télé doit d’avoir entamé un nouvel âge d’or à la fin des années 1990, mais peut-être désormais moins à la pointe des nouvelles tendances. Et de l’autre il y aurait le dernier cri, le réseau de location de DVD par Internet lancé en 1999, transformé en 2007 en site de streaming puis en 2013 en producteur à part entière. Netflix n’est pas une chaîne, les grilles et leurs cases ne lui importent donc pas : c’est logiquement qu’il offre à ses abonnés toute une saison d’un seul coup, au lieu d’en égréner les épisodes au rythme d’un par semaine, comme continue de procéder HBO.

La télévision étant une industrie culturelle, la bataille des stratégies de production et de diffusion y est inséparable d’une bataille des stratégies narratives et formelles. Reed Hastings, fondateur et directeur de Netflix, a déclaré ainsi vouloir mettre fin à la « gestion de la frustration ». Cela suppose évidemment que les aventures des héros sériels deviennent moins hachées, qu’elles s’adaptent afin de pouvoir se prêter à de longs raids de visionnage. House of Cards est bien tel en effet. Sa mise en scène garde le lissé high tech de son parrain et réalisateur des deux premiers épisodes, le cinéaste David Fincher. Sa narration consiste moins en une succession de coups de théâtre qu’en un déroulé des manigances censées conduire le politicien Frank Underwood jusque dans le Bureau Ovale. Et l’ensemble s’apparente à une berceuse diabolique narrée par la voix suave et l’accent retravaillé sudiste de Kevin Spacey, des apartés à la caméra prenant par ailleurs le spectateur à témoin de la fascination que Frank exerce sur tout et tout le monde.

L’opposition entre House of Cards et True Detective ne se résume pas à celle de deux âges de la télévision, celui du binge et celui de l’addiction.

True Detective serait le contraire. Une série diffusée au compte-gouttes et dont la narration repose justement sur la lente distillation d’indices, puisqu’elle retrace l’enquête que mènent en Louisiane deux inspecteurs après que, un matin de janvier 1995, une prostituée a été retrouvée morte dans une posture aussi affreuse qu’incongrue : nue et agenouillée, les mains nouées, une spirale dessinée sur le dos et, sur la tête, une couronne d’épines de roses, de canne à sucre et de panic raide surmontée de bois de cerf. La série créée par le jeune écrivain de polar, dont l’expérience à la télévision se limitait jusqu’alors à la rédaction de deux épisodes de la version américaine de The Killing, reconduit ainsi son suspense épisode après épisode, selon une stratégie de dévoilement progressif d’autant plus contraire à la coulée de House of Cards que l’enquête de 1995 est racontée depuis 2012, date à laquelle les inspecteurs Martin Hart et Rustin Cohle sont séparément interrogés par deux autres inspecteurs, souhaitant revenir sur l’élucidation de l’affaire de 1995 et sur les aspects que celle-ci a laissés dans l’ombre. Le dispositif a si excellemment fonctionné que les spéculations sont allées grand train jusqu’au soir du 9 mars quant à l’identité de ce « Roi Jaune » dont, il y a dix-sept ans, Hart et Cohle n’auraient en vérité abattu que deux pauvres acolytes.

L’opposition entre House of Cards et True Detective ne se résume pas à celle de deux âges de la télévision, celui du binge et celui de l’addiction, chacun se définissant par la combinaison d’un mode de diffusion et d’un mode de narration. La sophistication haut de gamme de la seconde, sa construction en deux époques à la fois alternées et croisées, la noirceur de ce qu’elle montre mais aussi ce qu’elle dit, notamment par la bouche de Rust, lequel tient l’apparition de la conscience humaine pour un accident de l’évolution, tout cela aurait été inconcevable il y a quelques années. Comme aurait été inconcevable de confier l’écriture de toute une série à un unique scénariste, et sa réalisation à un unique metteur en scène, le jeune Cary Fukunaga, tout juste repéré par ses deux longs métrages, Sin Nombre (2009) et Jane Eyre (2011). Cette continuité qui n’apparaît pas — au moins de prime abord — dans la narration de True Detective figure donc éminemment dans sa conception, dans son style d’écriture et de mise en scène, dont frappe une extrême cohérence d’inspiration pour laquelle, à en croire Pizzolatto, il faut moins féliciter Fukunaga qu’Adam Arkapaw, chef opérateur déjà à l’œuvre sur Top of the Lake, la mini-série de Jane Campion.

Une manière simple de résumer cela serait de voir en True Detective un long film de huit heures, tant il est vrai qu’on n’y retrouve plus rien de ces approximations visuelles, de ces outrances parfois déplacées ou de ce réalisme grossier qui ont longtemps fait l’ordinaire, et le charme, des séries télé. True Detective a beau être en outre interprété par deux acteurs venus du cinéma, Woody Harrelson et Matthew McConaughey, il se pourrait que, loin d’être flatteuse, la comparaison tombe à plat. C’est en tout cas l’avis de Pizzolatto. Ce n’est pas par modestie, en effet, que celui-ci décline de décrire True Detective comme l’équivalent d’un long film, mais parce qu’il lui semble que pareil récit, dont les préliminaires occupent presque la moitié du temps, serait impossible dans le cinéma actuel, où l’on exigerait que le rideau se lève sur une scène correspondant peu ou prou à celle qui, ici, ouvre le quatrième épisode. En clair : True Detective n’est pas pas assez, mais trop ambitieux pour le cinéma. Le temps n’est plus où l’on pouvait sourire de voir quelques séries prétendre rivaliser avec les films. Il n’est plus davantage celui où l’on se demandait si certaines séries n’étaient pas en train de surpasser certains films. Le temps est à présent celui d’une supériorité incontestable de la série sur le cinéma.

Croiser et décroiser les destins dans le temps. En intervertir les sens et les signes. Prendre une norme et montrer quelle maladie la ronge.

Cette conviction est celle de Nic Pizzolatto et non la nôtre. Qu’importe : elle montre qu’on ne saurait résumer la réussite de True Detective au retour à la bonne vieille formule du suspense policier, avec ses impatiences et ses délais, alors même que la série ne cesse d’accorder plus de place aux stases et à l’absence de drame, aux menues choses qui peuvent emplir un épisode, voire au rien qui clôt. Et montrant cela, cette conviction montre aussi bien que House of Cards et True Detective appartiennent au même moment de la série télé, marqué par l’affirmation directe — et non plus médiée, comme dans Les Soprano, par la citation — d’une volonté de rivaliser avec le cinéma et, plus encore, de prendre sa place. Ce quel que soit le mode de diffusion adopté.

Laissons donc la rivalité entre House of Cards et True Detective pour nous occuper de la seconde seule, avant de revenir dans un prochain numéro sur ce que signifie l’irruption de Netflix sur le marché de la série. Laissons-la avec d’autant moins de regret que l’opposition entre ancien et nouveau passe en vérité non pas entre les deux séries mais au sein de celle de Pizzolatto. True Detective est en effet une œuvre profondément coupée en deux. De part en part et dans tous les sens. De manière à la fois très claire et très complexe.

Deux héros. Rustin Cohle : solitaire, résolument pessimiste et comme initié à toutes les obscurités de ce monde. Martin Hart : père de famille professant un bon sens solide qui lui permet de croire en ce qu’il voit et de ne pas se soucier du reste. La maigreur apprêtée de Matthew McConaughey, nouveau transformiste de la fiction mondiale. La gouaille bourrue de Woody Harrelson, l’homme qui semble toujours mâcher sa propre bouche. Deux époques. 1995, où Rust et Marty, fringants dans leur costume, mènent l’enquête sur le meurtre de Dora Lange, le lient à d’étranges pratiques rituelles et remontent la piste d’un certain Reggie Ledoux. 2012, où les mêmes font chacun à leur tour face à deux inspecteurs. Marty et Rust ont quitté la police. Désormais détective privé, le premier est alourdi par les années et gagné par la calvitie. Passant l’essentiel de son temps dans les bars, le second porte à présent le cheveu long et la moustache de Viking. Si la puissance de ses envolées mystico-philosophiques impressionne toujours, ainsi que son talent pour découper des figurines dans des canettes de bière, l’allure décharnée et l’œil torve de Rust ne manquent pas, à présent, d’inquiéter. Voire de faire pitié.

Il y a donc deux grandes divisions. La division usuelle d’une série, qui rapporte une surface claire à un fond obscur, en l’occurrence les lois de l’enquête policière au sous-monde où Rust et Marty vont devoir pénétrer. Comme il arrive souvent, cette première division est retraduite par le rapport existant entre les deux personnages principaux : rationalité obtuse de Marty, propos hallucinés et « visions » de Rust, qui semblent le prédisposer à une telle enquête et expliquent seuls que Pizzolatto ait voulu qu’à une certaine étape du récit le soupçon soit porté sur lui. La question que pose cette première division, et dont aucune série digne de ce nom ne semble désormais pouvoir se passer, est celle des paliers ou des niveaux d’existence. Où est la vie ? Dans le plein jour du bonheur familial et d’un métier exercé avec conscience ? Ou dans cette pénombre traversée d’éclairs, de prime abord accessible à aucun regard et que peut seul éclairer le crime ou l’extralucidité ?

Un raffinement dans la formulation de la question est apporté par la seconde division, rapportant une autre surface à une autre profondeur, non plus au présent mais à deux époques différentes. Pizzolato avait déjà construit son roman Galveston (2010, traduit chez Belfond), consacré au destin et à l’impossible cavale de Roy Cady, petit gangster de la Louisiane, selon des allers-retours entre deux temps, 1987 et 2008. Au début de la deuxième partie, introduisant le changement d’époque, il y écrivait non sans force que « tout ce qui s’est passé en mai 1987 ne cessera jamais de s’être produit, sauf qu’on est maintenant vingt ans plus tard et que tout ce qui s’est déroulé à ce moment-là n’est qu’une histoire ».

Il n’est pas fréquent qu’une série ait recours au flash-back, surtout amené par la voix off d’un narrateur. Le procédé, qui reste attaché au cinéma romanesque des années 1940 et 1950, est l’un de ceux qui passent le moins aisément du grand écran au petit. On peut ainsi juger que les évocations de l’enfance de Tony figurent parmi les rares passages ratés des Soprano. Breaking Bad a parfois fait appel au procédé, mais ce n’est pas toujours sans maladresse, et c’est en général pour souligner la coupure entre celui que Walter White fut jadis et celui qu’il est devenu : moins flash-back que descellement temporel.

Cela se conçoit. Il y a dans le flash-back le postulat d’une profondeur de temps qui sied mieux au cinéma qu’à la télévision. Et il y a dans la narration sérielle le postulat d’une progression régulière auquel convient mal l’artifice du retour en arrière — bien qu’une grande partie de cette narration soit volontiers occupée par le passé, c’est à le faire remonter à la surface au présent que sert cette occupation, et non à retourner dans le passé comme passé. True Detective procède précisément ainsi. Sa narration se fait moins à la faveur de plongées dans le passé qu’en instaurant un dialogue d’égal à égal entre les deux époques, par allers et retours, circulations et influences réciproques. Ce dialogue est tel que 2012 et 1995 se rejoignent bientôt, d’abord en 2002, où une bagarre opposa Rust et Marty, puis en 2012 même, où les frères ennemis vont refaire équipe pour achever de résoudre l’énigme du « Roi Jaune ».

L’affaire de True Detective est bien sûr la façon dont se divisent ces divisions, ou dont elles s’accordent. Il y a un premier rapport, celui d’une surface et d’une profondeur, posé en 1995 comme rapport de la rationalité policière et de l’irrationalité criminelle. Il y a un second rapport, celui d’une autre surface et d’une autre profondeur, posé en 2012 comme rapport entre ce qui eut lieu en 1995 et ce qu’on en dit aujourd’hui. Mais quel est le rapport entre ces rapports ?

Pizzolato y insiste dans les entretiens donnés à propos de True Detective comme dans l’extrait de Galveston cité tout à l’heure : ce rapport concerne les histoires. Celles que chacun vit, celles surtout que chacun se construit pour se représenter sa vie. Marty conçoit par exemple le travail de l’enquêteur comme l’art d’interroger des témoins et de recueillir des preuves afin de reconstituer de proche en proche un récit qui se tienne. Et c’est en effet au déchiffrement d’une histoire que le tueur a invité la police en entourant d’une mise en scène compliquée le cadavre de Dora Lange. Rust le comprend bien ainsi : ce crime est un récit. Il le comprend si bien qu’il ne peut s’empêcher de repérer dans tout récit quelque ferment de mort. Le désir forcé de narration qu’a chacun lui semble inséparable d’un désir morbide de tromper ou, pire, de se tromper. C’est ce désir qui peut conduire à prêter créance aux fables inventées par la religion. Et c’est encore ce désir qui peut rendre irrésistible l’impulsion de délivrer ce « récit cathartique » dont Rust ressent assez magiquement l’appel pour être, de toute la Louisiane et de tout le Texas, le policier qui sait le mieux — et le plus doucement — obtenir des aveux.

La construction en flash-back sert donc à dire que chacun (se) raconte des histoires, que ces histoires ne sont jamais au passé sans être aussi la trame dont nous croyons qu’est tissée au présent la succession de nos jours. Ce besoin fondamental qu’a l’homme de narrer est rendu patent par le recours à une voix off s’échappant volontiers de 2012 pour ramener en 1995, dans quelque bordel du bayou, bar borgne ou église au toit éventré par un ouragan. Mais ce dialogue n’est pas seulement celui qui, liant le passé au présent, finira par les réunir pour le grand finale. Il est aussi porteur d’un autre sens.

La voix off est un procédé. Procédé aussi, la superposition de cette voix sur des images qu’elle introduit avant de se taire. Procédé encore, le retour de cette voix sur des images qui ne la concernent plus, afin d’anticiper un prochain développement. Procédés si courus du cinéma, de la télévision et du reportage, que le spectateur a tendance à n’y plus prêter attention, sinon comme simple commodité rythmique. Ces superpositions ont pourtant leur importance. Il se pourrait même que ce soit par elles que la série dise quelle histoire elle raconte précisément. Lorsque Cohle affirme devant une commission que Marty et lui ont été pris sous le feu de l’AK 47 de Ledoux tandis qu’ils s’apprêtaient à chercher du renfort, l’image montre ainsi un spectacle différent : Cohle qui tire au ralenti dans les bois alentour, afin de maquiller en échange de tirs l’exécution de Ledoux par Marty, horrifié d’avoir découvert deux enfants retenus captifs dans sa grange. Histoire en somme que tout cela, récit qu’on raconte pour donner le change.

L’essentiel est encore ailleurs. Dès le premier épisode, Rust avoue qu’il ne dort pas, se définissant d’entrée comme l’un de ces éveillés qu’affectionne le genre, le « I don’t sleep » de l’inspecteur faisant écho au « I am awake » qu’improvise Walter White au début de Breaking Bad pour justifier sa décision de devenir trafiquant de drogue. Mais de quelles images sont suivis ces mots ? Ce sont celles d’une autre insomnie, Maggie Hart se réveillant pour découvrir vide la place de Marty à côté d’elle. Plus loin, ce sera la rage de Marty ivre mort, tabassant l’amant d’un soir de sa maîtresse, qui « illustrera » l’affirmation, par le même, que l’homme a besoin de limites, et que seuls une famille et un entourage aimants peuvent les lui fournir.

Ces effets d’ironie du sort chers à la série, et qui résonnent bien souvent à distance, d’un épisode ou d’une saison à l’autre, True Detective les retrouve donc à travers le jeu plus serré de la voix qui raconte et de l’image qui montre. Mais c’est toujours pour faire apparaître le genre sériel comme mise en rapport et comme en occurrence de plusieurs vies ou niveaux de vie mis en lumière par plusieurs types ou niveaux de récit.

Le genre sériel est une descente au sous-sol du visible, une tentative de voir à travers.

Autre exemple encore : l’instabilité de Rust sera évoquée par son supérieur en contrepoint d’une scène montrant Marty vomir après un autre passage à tabac, celui de deux jeunes hommes surpris nus en compagnie de sa fille aînée. Et les images de Marty au téléphone, envisageant d’aller rejoindre sa nouvelle maîtresse au milieu de la nuit recevront ce commentaire du supérieur : « Tu as perdu la tête ? ». Bien que ce soit encore à Rust que la question s’adresse, comment ne pas comprendre, à la faveur de ces apostrophes accolées à des images qu’elles ne regardent a priori pas, que le plus instable et le plus tête brûlée de nos deux héros, ce n’est pas Rustin Cohle mais bien Martin Hart ?

Lorsque son patron lance à Rust qu’il a perdu la tête, c’est à la suite de la visite que celui-ci a rendue à un ponte local, le Révérend Billy Lee Tutle, qu’il soupçonne d’être lié aux meurtres. Suspendu avec obligation de suivre trente heures de conseil psychologique, Rust lancera alors, non sans un regard à Marty, qu’à son sens il est bien de tout l’État de la Lousiane le seul homme à n’avoir pas besoin d’un tel traitement ! Toute série, sans doute, fait un tel travail. Croiser et décroiser les destins dans le temps. En intervertir les sens et les signes. Prendre une norme et montrer quelle maladie la ronge. Montrer que le père de famille a beau se défendre de n’être pas un incontrôlable — « I’m not a psycho », confie-t-il après avoir cogné —, l’hypothèse paraît de moins en moins improbable à mesure que s’additionnent les épisodes. Prendre à l’inverse une maladie et montrer de quelle santé éventuellement effrayante elle est capable. Montrer que l’halluciné pourrait bien être un éveillé, le seul à voir clair autour de lui. Partir de la télévision pour aller ailleurs, de l’autre côté, jusqu’à la voyance ou à la folie, jusqu’à approcher ces portes de la perception que toute série envisage à un moment d’ouvrir, même les moins fantastiques d’entre elles, même Mad Men. Et partir de ce qui semble le contraire de la télévision pour le ramener de ce côté-ci, du côté de la télé, pour faire dialoguer la voyance avec le bon sens, l’extralucidité avec le plus élémentaire des prosaïsmes. Échanger les polarités, comme les acteurs eux-mêmes, Woody Harrelson, célèbre pour avoir incarné Mickey Knox, le serial killer gavé d’images de Tueurs nés (1994), et Mathew McConaughey, longtemps habitué aux rôles de gentil benêt, ont dû échanger leur emploi pour interpréter respectivement Martin Hart et Rustin Cohle.

Toutes les séries font ce travail, mais True Detective est la seule à le faire tout de suite et en huit épisodes plutôt que progressivement et en cinq ou six saisons. C’est pourquoi le montage y est capital, et pourquoi il est logique que Pizzolatto ait tenu mordicus à en assurer le contrôle, quitte à entrer en conflit avec Fukunaga. C’est par le montage en effet que la série s’emploie à donner raison à Rust contre Marty, à montrer que Marty aussi, quoi qu’il en ait, est agi par des forces qu’il méconnaît. La circularité des effets de la voix à l’image et de l’image à la voix, le flash forward découvrant Ledoux en slip et masque à gaz dans son jardin ou cet autre survolant plusieurs années par le simple mouvement d’une caméra qui s’élève dans un arbre puis en redescend, toutes ces volutes s’accordent également avec l’idée d’une vie séparée d’elle-même, c’est-à-dire de son récit, comme avec la conception énoncée à plusieurs reprises par Rust d’un temps circulaire, où ce qui a eu lieu s’est déjà produit et se reproduira encore, sans que cette répétition ne dissipe les ténèbres de ce qui nous arrive : les meurtres rituels, l’interrogatoire avec les deux policiers, la rencontre avec Ledoux, dont Rust tient d’ailleurs la formule selon laquelle « Time is a flat circle ». Avec ces volutes en viennent d’autres qu’il faut citer, le long plan-séquence, vite devenu fameux, à la fin du quatrième épisode, ou encore les échappées temporelles depuis le hangar où les deux hommes se retrouvent : rencontre de Rust avec le prostitué, visite de Marty à Maggie, récit plus ou moins arrangé par chacun de sa vie, cambriolages chez Tuttle, où la figure de Rust se démultiplie tout à coup, etc. True Detective commence et s’achève, c’est une série dite anthologique, la seconde saison n’aura rien à voir avec la première, autres personnages, autre enquête… Mais il est vrai qu’il n’y a ici ni début ni fin et qu’en dépit de la mort du « Roi Jaune » ce monde est « un monde dans lequel rien ne se résoud ».

Une profondeur remonte à la surface, dans True Detective. Une révélation a lieu, comme dans toute série sans doute, mais quelle révélation ? Et quelle remontée ? Pizzolatto a raison de dire que True Detective est « une série d’investigation… sur la personnalité de ses héros ». Une part considérable de son travail consiste en effet à enquêter sur Marty et sur Rust, sur Marty plus encore que sur Rust. Il n’empêche : l’enquête et sa fascination tiennent quand même une grande place dans l’intérêt et le plaisir pris à True Detective.

Peut-être faut-il alors dire, pour finir, qu’une série est faite pour autoriser deux lectures. Une lecture ésotérique et une lecture exotérique. Comme Rust, la première est attachée à tout ce qui révèle l’existence d’un monde caché et d’une vérité secrète sous la surface du nôtre. Vu ainsi, le genre sériel est une descente au sous-sol du visible, ainsi qu’on l’a déjà dit de The Americans (Vacarme n° 66) et de Masters of Sex (n° 67), une tentative de voir à travers : à travers l’apparence, à travers le petit écran, à travers les étoiles… Sa morale, c’est de refuser de détourner les yeux — Rust dixit —devant le spectacle de ce qu’on ne saurait voir. Au risque qu’à trop s’approcher d’un secret il l’évente ou renverse sa morale en obscénité, selon une autre préoccupation traversant True Detective à intervalles réguliers.

La seconde lecture ne consiste pas à descendre en profondeur mais à regarder autrement la surface. Enquêter non sur l’Amérique (The Americans), la sexualité (Masters of Sex) ou des crimes rituels (True Detective), mais enquêter sur les enquêteurs. Montrer qu’eux-mêmes portent un masque et que le temps est peut-être venu où ils devront l’arracher : ce n’est plus alors la profondeur qu’il faut dévoiler, c’est l’apparence elle-même qui doit consentir à montrer qu’elle n’est qu’un voile.

Deux lectures pour deux mondes, l’un caché et l’autre apparent. La série de Pizzolatto pourrait être celle qui nous dit le mieux combien il n’y a pas à choisir. En dernière instance, la vérité de l’enquêteur n’importe pas plus que la vérité de l’enquête, bien que la seconde ait été la révélatrice de la première. Le true detective enquête sur les deux à la fois. True Detective est le nom de la machine narrative opérant entre elles tous les échanges possibles, à la fois locaux et insituables, linéaires comme une succession d’épisodes et circulaires comme le temps et l’univers eux-mêmes.

Post-scriptum

Emmanuel Burdeau est critique de cinéma.