avant-propos Égypte, 5 ans après
par Zoé Carle & Joseph Confavreux
En 2011, dans les rues du Caire, un slogan courait sur les murs et sur les lèvres : « L’armée et le peuple, une seule main ! », tant l’intervention de l’institution militaire fut déterminante pour décider du départ du raïs honni. En 2016, cinq ans après la révolution du 25 janvier, cinq ans après l’effondrement des espérances nées place Tahrir, ce slogan résonne douloureusement. Une seule main oui, mais une main de fer. Celle qui s’est abattue à nouveau sur un pays remis au pas par le nouveau « père de la nation », le président-Maréchal Abd-el-Fattah al-Sissi, retrouvant et dépassant les pratiques autoritaires de l’ère moubarakienne [1].
Fermetures. Fermeture des espaces politiques et des espaces militants ; fermeture des espaces de sociabilité urbains — le bouillonnant centre qu’était Borsa et ses mille cafés de rue pour ne citer qu’un exemple, où les militants et les habitants se côtoyaient pour visionner les matchs de la Coupe d’Afrique des Nations, les shows de l’hilarant Bassem Youssef, les émissions politiques où se reposer après des affrontements musclés avec les forces de l’ordre à quelques encablures de là…
Nettoyages. Nettoyage du centre-ville, nouvelle vitrine du régime renvoyant manu militari les vendeurs de rue à leurs périphéries ; nettoyage de la place Tahrir où il n’est plus question de s’arrêter, ni même de prendre des photos. Pourquoi prendre en photo autre chose que des pyramides en Égypte ? Si l’on s’y rend encore, c’est pour effectuer des démarches au mogamma — l’énorme bâtiment stalinien qui abrite la préfecture. Sans quoi on risque arrestations arbitraires, coups ou pire.
Prisons. Alaa Abdel Fattah en est l’emblème, arrêté un nombre incalculable de fois en cinq ans. Sa famille a lourdement payé le tribut du militantisme politique, que cela soit sa sœur Sanaa el Seif, elle aussi incarcérée, ou bien son père Ahmed Seif, avocat des droits de l’homme et père spirituel de toute une génération de militants, mort en 2014 alors que ses enfants étaient en prison. La liste est longue de ceux que le pouvoir rappelle régulièrement et violemment à l’ordre. Accusations de terrorisme, de menaces contre la « stabilité », de vouloir répandre le chaos et de conduire le pays vers les scénarios irakiens ou syriens. Aux côtés des Frères musulmans, déclarés organisation terroriste, massacrés dans l’expulsion du sit-in de Rabaa en août 2013, des mouvements séculiers dont le Mouvement du 6 Avril qui a joué un rôle majeur dans les mobilisations de janvier 2011, ont été également interdits depuis et certains de leurs membres jetés en prison.
Condamnations. Tandis que les dirigeants et les sympathisants des Frères musulmans sont condamnés à mort ou à la prison à vie par centaines lors de procès en forme de déni de justice, la loi passée en 2013 visant à « encadrer » les rassemblements publics a été l’occasion rêvée d’envoyer dans les geôles égyptiennes un grand nombre de militants. Les prisonniers politiques (un rapport d’Human Right Watch en dénombrait plus de 40 000 en mai dernier), détenus dans des conditions épouvantables, sont utilisés comme monnaie d’échange et moyen de pression par le régime [2]. Les grâces récentes du 23 septembre 2015, à la veille d’une visite de Sissi à l’ONU, n’ont trompé personne, malgré l’émotion des détenus et de leurs proches, à qui cette unique bouffée d’oxygène a été parcimonieusement consentie depuis que le nouveau raïs est en place. Alaa Abd-el-Fattah et Ahmed Douma, Mahienour El Masry (voir l’article de Youssef El Chazli), les membres du mouvement du 6 avril Ahmed Maher et Mohamed Adel, l’étudiant Mahmoud Hussein (incarcéré pour avoir porté un T-shirt d’Amnesty contre la torture), restent derrière les barreaux.
La loi de 2013 visant à « encadrer » les rassemblements publics a été l’occasion rêvée d’envoyer dans les geôles égyptiennes un grand nombre de militants.
Désinformations. Le 30 novembre dernier, c’est le chercheur et journaliste Ismaïl Alexandrani, le meilleur spécialiste du Sinaï et des mouvements djihadistes qui s’y déploient, qui a été arrêté à l’aéroport d’Hurghada alors qu’il revenait chez lui, accusé de faire partie d’une organisation terroriste. Seulement trois semaines après l’arrestation d’un autre journaliste engagé dans le combat pour les droits de l’homme, Hossam el-Bahgat accusé de divulguer de « fausses informations », Alexandrani est aujourd’hui interrogé par la Sécurité nationale égyptienne et pourrait être passible d’un tribunal militaire. Les chercheurs, les universitaires et les journalistes sont désormais une cible principale des pressions d’un gouvernement cherchant à démolir tous les outils d’investigation.
Certains médias internationaux se détournent de ce pays où il est de plus en plus difficile de travailler, au risque d’ajouter de la méconnaissance à la désinformation. Et les centres de recherches étrangers ne sont pas épargnés. Une jeune étudiante en Master de sciences politiques à l’EHESS qui travaillait sur la jeunesse égyptienne a été arrêtée et expulsée sans motif au début du mois de juillet 2015. Tout comme Michele Dunne, spécialiste américaine réputée du terrain égyptien, travaillant pour la fondation Carnegie. Comme un signe de ces temps obscurs et obscurantistes, la direction du principal centre de recherche français en Égypte, le CEDEJ, a été confiée à une géographe — une des seules disciplines qu’on peut exercer encore sans trop de risques en Égypte — après le départ de Bernard Rougier, co-auteur d’un ouvrage avec Stéphane Lacroix (qui signe un article sur les salafistes égyptiens) intitulé L’Égypte en révolutions.
Disparitions. Elles constituent la partie immergée de l’iceberg répressif sissiste [3]. Un rapport d’HRW dénombre environ 786 personnes disparues dans des conditions mystérieuses : la plupart sont toujours portées disparues, tandis que les corps de certains réapparaissent dans les morgues des hôpitaux égyptiens, corps suppliciés qui font mentir certains rapports d’autopsie : « insuffisance circulatoire aiguë », formule récurrente des certificats de décès. Telle gynécologue d’Assiout, qui s’est évaporée en 2014, tel activiste d’Al Arish mort dans des « circonstances mystérieuses », tel jeune militant communiste, « noyé dans le Nil ».
Persistance des lucioles ? Ne reste-t-il alors rien de l’extraordinaire élan qui a poussé les foules dans les rues et sur les places à partir de janvier 2011 ? Si le moment de grâce s’est brisé, d’abord sur le référendum sur la Constitution dès avril 2011 (voir l’article d’Alexis Blouet), avant de se fracasser sous la présidence de Mohammed Morsi, n’y aurait-t-il rien à sauver dans un paysage politique désolé ? Une telle vision considère la « révolution » égyptienne comme une sorte de génération spontanée, ne devant rien aux dynamiques profondes qui l’ont pourtant irriguée depuis le début des années 2000 (voir l’article de Richard Jacquemond). La focalisation médiatique et scientifique au cours de l’événement révolutionnaire sur un certain nombre de codes et de thématiques (e-revolutions, cultures urbaines familières), concourant à fabriquer une iconographie de la révolution de 2011, a eu tendance à occulter, en amont, les signes avant-coureurs et à condamner, en aval, tout espoir de réussite (voir l’entretien avec Anna Roussillon)… Biais d’analyses accentués par l’analogie avec le cycle des saisons : et voilà le « printemps arabe » écrasé par « l’automne » islamiste puis par « l’hiver » de la dictature militaire, (avec le soutien actif de nos démocraties et d’une France liée au régime de Sissi devenu le principal acheteur des Rafale et Mistral).
Posons deux hypothèses. La violence extrême produite actuellement par le pouvoir d’État égyptien est une vengeance, notamment de l’État profond, des services secrets et de la police humiliés en 2011. Mais aussi le reflet d’une crainte. Celle qu’il existe bien encore quelques lucioles, des traces réactivables et des marques indélébiles de ce que la révolution a malgré tout changé en profondeur. L’analyse unique par le prisme politique ou juridique tend à occulter les bouleversements intimes qui se sont produits, tout comme la vitalité d’un champ culturel qui n’est pas moins déterminant dans l’appréhension des événements et de leur postérité.
Qui peut écrire sur les murs désormais silencieux du Caire ?
Les murs parlent. Témoigne à la fois de l’étouffement et des rémanences possibles le destin des murs des villes égyptiennes. Longtemps après le passage des corps dans les rues des villes égyptiennes, les murs gardent pourtant la trace — tout aussi éphémère — de cet extraordinaire événement de parole et d’écriture qu’a été la révolution. En 2011, la révolution des chebabs (« jeunes ») avait fait fleurir les icônes d’un jour sur les parois grisâtres du centre ville ou sur les murs jusque-là immaculés de la très centrale université américaine du Caire. Les murs se sont alors recouverts d’inscriptions, de messages d’euphorie, d’insultes, mais aussi de nombreux visages. Ceux des héros qui bravaient les balles de la police, tel Ahmed Harara qui a perdu ses deux yeux ; ceux des manifestantes bravant les « tests de virginité » telle Samira Ibrahim ; ceux des martyrs donnant leur vie pour échapper au désespoir politique ou économique — Khaled Saïd, le cheikh Emad Effat, Mina Daniel, et d’innombrables anonymes.
Une subjectivité collective jubilatoire qui se matérialisait dans les chœurs de slogans d’abord, sur le sol, sur les parois, sur les corps aussi. La pulsion d’écriture gagnant les « professionnels » de l’image qui y trouvaient un nouveau terrain de jeu, mais aussi les anonymes, les maladroits, les « spontanés » n’ayant jamais tenu un pinceau entre les doigts, les voyous aussi, les Ultras. Le graffiti a alors été immédiatement propulsé sur le devant de la scène nationale et internationale comme « art révolutionnaire », forme importée certes, mais rapidement devenue emblématique de la créativité révolutionnaire. Ce ne sont pas moins d’une dizaine d’ouvrages qui ont été consacrés à cette nouvelle forme d’art en l’espace de trois ans, même si on peut repérer une forme d’orientalisme consistant à célébrer d’abord parmi les révolutionnaires, ceux qui paraissent familiers et en premier lieu la jeunesse urbaine avec smartphone chantant du rap et dessinant des pochoirs.
La belle ferveur révolutionnaire a fait long feu depuis. Les deux échiquiers du grapheur El Teneen commentent douloureusement la remise au pas d’un champ politique que « la rue » a momentanément fait vaciller mais qui n’a pas manqué de retrouver son centre autour du général Al Sissi. Aujourd’hui, les murs sont repeints ou effacés, tandis que ceux qui ont fait leur beurre sur une « révolution » désormais institutionnalisée et brandie comme un slogan vide par le nouveau rais, se voient attribuer des espaces autorisés où créer à l’infini des symboles qui ne doivent plus rien à l’énergie désordonnée et sublime de ce qui apparaît désormais comme une parenthèse définitivement fermée. Si l’inspiration pharaonique y a sa place, les ACAB (All Cops Are Bastards) sont nettoyés, les Ultras sont renvoyés à leurs virages de stades, les graffitis contestataires pourchassés, tandis que la question des martyrs redevient la prérogative d’un gouvernement monumentalisant une révolution qui s’inscrit désormais dans le cycle infini des révolutions égyptiennes (1919, 1952, 2011), absorbée par la rhétorique et la résilience de « l’État profond » (voir l’article de Giedre Šabasevičiūtė).
De fait, ce qui est apparu un temps comme l’art contestataire par excellence, le street art, finit par trouver sa place également dans un champ culturel un moment désaxé mais en recomposition, en adéquation avec les nouvelles préoccupations du régime renouant, là encore, avec de vieux réflexes hérités de l’État nassérien. Trajectoires internationales d’artistes (Ammar Abo Bakr, Keizer, Ganzeer) dont certains ont quitté l’Égypte trop inquiets pour leur sécurité. Trajectoires institutionnelles d’autres (Alaa Awad) qui développent des projets de « street-art » pour le Ministère de la Culture égyptien. Trajectoires brisées enfin pour certains : mort mystérieuse d’Hisham Rizk, 19 ans, grapheur et proche du Mouvement du 6 Avril. Le mur d’enceinte de l’AUC sur lesquels ont été dessinés des milliers de graffiti en l’espace de cinq ans a été démoli en septembre, signe de ces temps moroses. Qui peut écrire sur les murs désormais silencieux du Caire ? Quelques poches de résistance — ou de complaisance ? — sont encore à disposition, comme le mur de la rue Qasr el-Ainy ou certaines portions de la rue Mohammed Mahmoud au Caire, et quelques artistes peuvent encore inexplicablement peindre sur ces surfaces, résidus de la folle créativité des années 2011 et 2012.
Dans ce contexte de censure et de reprise en main de la culture éclose après la révolution du 25 Janvier, les récentes accusations lancées au romancier Ahmed Naje, visé pour « outrage aux mœurs » et « contenu sexuel obscène » en raison du sixième chapitre de son ouvrage Istikhdâm al-hayat (L’usage de la vie), un roman mêlant prose et roman graphique, sont emblématiques. Les objections de l’auteur arguant que son texte n’est ni un article ni un essai mais une fiction, sont vaines, tant est délibérée cette confusion entre réalité et mensonge, entre littérature, morale et politique, entre création et information. Mais s’il est incontestable que les différents procès qui visent actuellement la création égyptienne témoignent de l’extraordinaire restriction des libertés que vit l’Égypte, la violence qui s’exerce sur ce champ culturel dit en négatif la persistance de ces lucioles que l’on dirait volontiers disparues. Reste une génération d’auteurs, de dessinateurs, de peintres qui ont émergé à la faveur des événements politiques et renouvellent les pratiques artistiques. C’est le cas d’Ahmed Naji, mais aussi de la BD (voir entretien avec Mohammed Shennawy) qui ont en commun de renouveler profondément les registres d’écriture, faisant accéder la langue des jeunes et de la rue à la création artistique. Génération marquée par une forme de possible, certes momentanément gelé, mais dont rien ne dit qu’elle ne porte pas en germe des changements à venir.
Notes
[1] Voir le dossier consacré aux mouvements de l’année 2011 dans Vacarme 57, automne 2011
[2] D’après ce rapport d’activistes, compilé par Rassd, ce ne sont pas moins de 263 détenus politiques qui sont morts depuis juillet 2013 au cours de leur détention.
[3] Rapport de Human Rights Watch