impressions d’Évian
par Sophie Rabau
À la Gare de Lyon, sur une fresque naïve, se succèdent et s’enchaînent, comme sur un panorama, les paysages qui, bientôt, par la magie des chemins de fer, s’offriront au regard émerveillé du voyageur en route vers le bas de la carte de France, côté gauche vu d’en haut. Par le miracle de l’art, la mer qui baigne Marseille (où je voudrais tant aller) se continue en Montpellier jouxtant Cluny, puis Vézelay, le tout fondu dans l’ocre-bleu, si bien que toute la France semble une immense plage méridionale, exempte de toute pelouse et brins d’herbe inopportuns. C’est extrêmement très joli, surtout le matin à l’aube. Sans surprise, je ne trouve, sur la longue plage peinte, aucune trace d’Évian-les-Bains.
Évian-les-Bains pas sur la fresque, l’eau ne s’est pas changée en mer. Pas de miracle de Cana. Travaux dans le hall du départ.
Nous arrivions gare d’Austerlitz quand nous venions de Bordeaux, toute une expédition nocturne dont je ne me souviens que l’aube, et le changement en métro, Gare de Lyon justement, pour aller vers Nation, non loin de l’hôpital Necker (ou Trousseau). Ou bien prenions-nous un taxi depuis lequel, comme il quittait la gare pour traverser la Seine, vers la Gare de Lyon sans doute, j’apercevais le métro, aérien à cet endroit ? Je me souviens du ton de la voix (est-ce mon père ou ma mère ?) disant pour le chauffeur l’adresse exacte où nous allions. 47-49 avenue du Docteur Netter, en face de l’hôpital Trousseau (ce n’était pas Necker). Je l’écris avec des chiffres, mais la voix parle en toutes lettres, sûre de son bon droit, presque lentement, sans égard pour l’urgence parisienne : quarante-sept, quarante-neuf avenue du docteur Netter (en face de l’hôpital Trousseau).
Cela devait être ma mère, parlant comme il faut à Paris, le ton suffisamment ferme, pour que l’accent du Louron soit fier et non moqué, parlant comme on sait, dans le Louron, qu’il faut parler à Paris. Moi qui, pourtant (par quel savoir infus ?), mesurais l’écart séparant la voix du Louron et la géographie parisienne, je l’entendais dire l’adresse comme une phrase étrangère, l’une ces formules que l’on ne comprend pas mais dont on sait qu’elle ouvre les portes, dans les contes de fée et à Paris au petit matin, quand on vient de Bordeaux et qu’on parle avec l’accent du Louron. Et je savais (par quel savoir encore ?) que cette phrase ma mère ne l’avait pas apprise de sa mère, mais acquise plus tard, quand arrivant, à vingt ans, à la gare d’Austerlitz, elle avait dû se rendre non loin de là, si bien que dans ce quartier, autour de la gare d’Austerlitz, elle était là chez elle depuis ce jour et en même temps déplacée pour toujours. Quarante-sept, quarante-neuf avenue du Docteur Netter, en face de l’hôpital Trousseau. L’occupante des lieux qui se trouvait à cette adresse s’y trouve toujours à présent. Je pourrais monter Gare de Lyon dans un taxi et répéter la formule. Je parviendrais jusqu’à elle, comme alors quand nous arrivions, à l’aube, gare d’Austerlitz.
Je voudrais ce matin partir de la Gare du Nord, me géographer autrement, me rasséréner à l’idée qu’Évian-les-Bains se trouve à Bruxelles, ou pas loin : je lui en tiendrais moins rigueur.
Lausanne dont j’attendais tant m’accueille avec des corbeaux. De gros corbeaux, la taille d’un goéland, dans le jardin public pelousé, no man’s green qui désespérément fait fonction de port de pêche. Les dockers — ce qui en tient lieu, sont habillés en cantonniers, en jardiniers peut-être si l’on veut la jouer moins suisse. Il faudrait, me dis-je parfois, remettre l’Europe en ordre, la ranger en quelque sorte. On renverrait à Lausanne les gardes suisses de Rome ; on les préposerait raisonnablement à la garde de ces rivages bleu noir, où ils ajouteraient peut-être une note de couleur (car c’est très gris, ici). Je dois penser à d’autres rangements.
Je ne veux pas aller sur le lac où les bateaux portent des noms de généraux.
Car c’est très gris ici. La montagne, déjà, est à la hauteur de ma désespérance, très basse, aussi haute soit-elle. Le ciel lui-même rase le sol, tant et si bien que les cimes bloquent les choses à l’horizontale sans pour autant les arranger à la verticale. Lausanne, port de pêche assimilé fictif à titre temporaire. J’essaie de frissonner. Le quai grisaille. Viennent quelques bateaux qui ne vont pas à Evian-les-Bains mais font cap vers des ports inconnus et lointains : Genève, Thonon (les-Bains aussi), et autres de la même espèce. Les montagnes montagnent ; le ciel copule avec l’eau douce. Puis le navire enfin est là, qui hoquettera bientôt en direction d’Évian (les-Bains). Le chasseur alpin en charge des annonces à vocation maritime beugle le nom du bâtiment dans un haut-parleur crachotant. « Général Quelque Chose ». Le rafiot qui dans le gris va voguer sur la fausse mer se nomme Général Machin. Je ne veux pas aller sur le lac où les bateaux portent des noms de généraux.
Pierre en uniforme est debout au bas de l’escalier et je ne sais plus qui de moi ou de mon père le trouve beau. Mais je sais à présent que c’est moi qui ressens, moi seule, cette admiration pour l’uniforme de Pierre, celui qu’il porte aussi sur son lit de mort, et qu’il a porté également le jour du mariage de mes parents, comme on le voit sur le film, mais c’est un uniforme blanc, peut-être parce que c’est l’été ou parce que les marins, quand leurs frères se marient, doivent se vêtir de blanc. Et il faut que maintenant, moi issue de Victor, amiral à l’œil vif, de Pierre en uniforme blanc, et de celui qui savait tenir les rames, et de René qui vole sur l’eau et casse des moteurs, moi la sœur, ou presque, de Véronique qui parle au vent et aux voiliers et de Pierre, fils de Pierre, qui n’aime pas la mer qui lui prenait son père, moi la tante, ou presque, de Colin qui répare les bateaux avec Joseph son père, de Ianis qui part au loin et jongle avec les mers, moi issue, de l’autre côté, des Anninos cousins d’Ulysse par la branche cadette, et il faut maintenant que je monte sur Général Machin, bateau de fleuve broutant paisiblement à côté du Colonel Bidule. Que l’on m’entende bien : je n’ai rien contre les fleuves ; j’en connais de fort honorables. Je connais la belle Garonne qui tourbillonne et fait la lune, je connais la Saône que j’aime parce qu’elle suit largement son cours de fleuve maternel, et j’ai pleuré, moi qui vous parle, devant le Mississippi. Mais je voudrais ne pas avoir, sur le lac qui mène à Évian et qu’emprisonnent les montagnes, à embarquer sur un bateau de fleuve qui taille la bavette au Colonel Bidule. (Est-ce que le Général Machin remporta malgré tout une bataille navale sur le lac Néant ?). J’aime les fleuves qui n’essaient pas de ressembler à autre chose qu’à un fleuve et y parviennent souvent, mais ce jardin, illusion de port public, j’aurais tellement voulu ne pas en avoir l’indésirable vision, quand le gros machin flottant et bleu — maintenant que j’y pense on dirait une canette de soda — décolle vaguement de la pelouse quai, se pousse comme il peut vers ce que la pudeur me retient d’appeler le large.
« Les eaux territoriales suisses »… Essayez, c’est très amusant : « les eaux territoriales suisses. Nous quittons les eaux territoriales suisses. J’ai traversé les eaux territoriales suisses ». Il y a plus drôle encore : « quittant les eaux territoriales suisses, je cingle vers Évian ». Car je m’approche d’Évian et c’en est fait de moi. De loin c’est plus marron que rose, un côté désagréablement chalet suisse (les eaux territoriales suisses : vous avez essayé ?). Puis, plus près, confirmant le marasme, une meringue alvéolée repose sur une pelouse, tandis qu’un bâtiment vitreux reflète sans conviction la grisaille céleste. Je voudrais que le bateau-bouteille cesse de faire tinter intempestivement sa sirène : la fiction maritime a ses limites, les meilleures plaisanteries aussi.
À Évian j’habite dans un aquarium. La pièce où je me tiens, vitrée, donne sur une autre pièce, verreuse : pour arriver au lac Vitreux le regard doit traverser deux transparences en cascade, émaillées sur une étagère de quelques bouteilles diaphanes pleines de l’eau que vous savez. Quand il a, vaille que vaille, passé les vitres en série, le regard tombe dans l’Aqueux pour finalement butter sur la négation d’horizon. La montagne où les yeux se cassent le nez. Je ne veux pas être mise en bocal à Évian-les-Bains. Sur les montagnes, au Liban, on devine la promesse de la mer et la neige se fond dans le bleu en passant par du vert argent, et la lumière est solide, et l’on voit à travers le vent comme à travers un mur qui vous laisse passer mais en vous caressant, en vous tenant les reins, si bien que vous dressez la tête, comme un petit marin fier sur la neige. Ailleurs, dans le même pays, la lumière marine la montagne, et la pierre fait des vagues, si bien qu’elle ondule déjà quand elle rencontre enfin le bleu. Et tout cela caresse l’œil. C’était aussi la même chose quand je suivais Marie sur je ne sais plus quelle montagne, mais d’un vert plus intense, je crois, comme une plage de sapins moelleux qui portaient l’œil jusqu’à la mer. Et à Tinos, les oliviers placés pour l’éternité en position de départ sur le plot, jambes fléchies, bras ramassés, oliviers mes plongeurs figés sur la terre de Tinos, où j’aimerais tant revenir, et sur la montagne aussi où j’allais avec Marie, et près du tombeau de Job, au Chouf mais alors très haut, où Charif m’avait amenée, où je voulais tant revenir que ce jour-là, avec Marc et Anne, j’ai su lire l’arabe le temps de déchiffrer le panneau qui nous y a ramenés, ce même jour où la mer de pierres s’était enneigée et l’œil du gardien druze plutôt content de voir du monde, par moins dix degrés et dix mètres de neige, contenait à lui seul toute la mer que l’on voyait, toute proche d’être loin, car au Chouf comme dans le Louron, ceux qui habitent la Montagne tiennent toute la mer dans leurs yeux, et ceux qui vont mourir aussi ramassent la vie dans leurs yeux, ou la mer peut-être, et je l’ai vue, la mer, toute concentrée dans les yeux de ma mère quand elle allait mourir, et dans les yeux de Reem, ensuite, quand elle allait mourir, et dans les yeux de René, mais ce n’était pas la mer, plutôt de l’amour noir ramassé dans la prunelle, et Catherine, quand elle est morte, a peut-être fixé des mêmes yeux ma mère qui la tenait dans ses bras et lui donnait le bain, mais ce n’était pas à Évian. Sans doute parce que les morts en mourant donnent au prochain qui va mourir le précipité de vie qu’ils ont ramassé dans leurs yeux, mais on ne peut pas prévoir à quel mort ou quelle morte on donne la vie de ses yeux, et on ne peut pas prévoir, même si on vous a prévenu, que votre enfant va mourir. Car l’on a beau — on est courageux — savoir anticiper l’horreur, on ne peut pas tout prévoir. Je n’avais pas prévu les cygnes, braves bêtes navrantes, les seuls assez débonnaires pour se baigner sans sourciller sur les rives d’Évian-les-Bains. Pour le reste nul baigneur : nulle sirène, non plus, d’ailleurs. Je ne veux pas être empaillée, ni emplumée tout en blanc, sur les rives du Lac-sans-Bain.
Évian-les-Bains met sa fierté dans son extrême cohérence. L’eau s’accroche à vous tout de suite et ne vous laisse aller que lorsque la peau commence à prendre une teinte curieusement transparente : on se vitrifie doucement, mais dans le genre mou. Alors, pour parfaire l’ensemble, Évian-les-Bains pas rigolo lâche prise, laisse partir, mais terriblement sous la pluie. Tout aquatiquement, sur le Général Bidule où on a à nouveau embarqué, Évian-les-Eaux cerne ; de l’eau par le haut, par le bas, douce, irrémédiablement douce. Sur le gaillard un peu d’avant les gouttes d’eau sur la rambarde tentent de faire un peu joli. La pluie grisaille entre mes yeux et bouche l’horizon bouché. Quel est donc l’antonyme de perspective ?
À New York, habitant chez Greet, je prenais le ferry qui vient de Staten Island. En arrivant à Battery Park, le ferry ne s’arrêtait pas et splendide comme un paquebot entrait dans la cinquième avenue où il défilait magnifique sous les vivats des gratte-ciels, moi en vigie, belle parade.
Si je n’y prenais garde, je pourrais jouer à pleurer, saler un peu toute cette eau — les larmes sont-elles salées, ou est-ce seulement quelque chose que l’on dit, comme on parle des bains à Évian ?
Mais pour pleurer il faut aimer. Bienvenue à Évian-les-Bains : ici on ne pleure pas.
Le soleil joue vaguement sur les montagnes qui enserrent l’horizon. Ce n’est pas que ce soit laid. C’est juste inadéquat.
Évian qui ne mène à rien me remercie de ma visite.
Ma mère m’apprenait à faire des conclusions. Je comprenais vite, un peu trop. Facile, on fait le bilan et puis on ouvre sur l’avenir (une perspective, donc). Exemple : « je garde un bon souvenir de cette visite à la ferme (au port autonome, à la gare, dans les vignobles, à la mer, au théâtre, au cinéma, dans le vieux Bordeaux, à la résidence des vieux…) et j’espère y revenir bientôt. » Et ma mère riait du nombre de visites dont j’ai ainsi gardé, durant ma première scolarité, un excellent souvenir tout en formant le vœu de les voir se renouveler.
En matière d’Évian-les-Bains, j’ai
que je suis l’enfant d’un rameur, fils lui-même d’un amiral, Victor qui m’aurait attendue, à Marseille, rue d’Athènes, époux, je parle de Victor, de Marika, fille de Céphalonie, père de Pierre au long cours dont j’ai longtemps cru qu’il était amiral aussi, mais la mort, la sienne, me décilla, il était autre chose comme lieutenant-colonel et de réserve encore, et ni moi ni Véronique, ni Pierre, fils de Pierre, qui n’aime pas la mer qui lui prenait son père, nous n’eûmes la force ou l’envie de faire venir des marins pour qu’ils portassent son cercueil ou autre haie d’honneur mais nous aurions pu, et plus tard Véronique et Pierre firent faire une ancre, je crois, qui n’arriva jamais jusqu’au cimetière — l’ancre est restée à Marseille, je crois, sur la terrasse de Véronique et moi je me souviens de Pierre en uniforme en bas de l’escalier dans la maison qui n’existe plus et d’une voix disant qu’il est beau avec son uniforme de marin, et puis les marins à la gare de Bordeaux que l’on me montre, et Véronique qui répond quand on me demande — nous sommes allés voir des bateaux — si je navigue, Véronique qui répond « elle aime », et Pierre, père de Pierre qui n’aime pas la mer qui lui prenait son père, parti en Islande parce qu’en Islande Victor était allé marin, et ai-je dit aussi que René, fils de Victor, avait aussi un bateau toujours en panne mais un bateau, et que Véronique, ma sœur, épousa Joseph qui parle aux moteurs de bateaux, qu’ils eurent pour fils Colin et
en matière d’Évian-les-Bains, j’ai un peu du mal à conclure.