Vacarme 84 / Cahier

réimpressions d’Évian

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Parce que non je ne reviendrai pas au lac Béant, pas deux fois, parce que non pour me relaquer je ne consentirai pas à prendre la route d’Évian sur Néant, pour ne pas m’y baigner dans la mer qui ne baigne rien. Pour ne pas me réconforter, je ne choisirai pas de train ne passant pas par Lausanne et je ne me dirai pas que j’aurais pu ne pas passer par Genève, et je ne penserai pas à ne pas prendre le train direct parce qu’à Évian je n’irai pas.

Et à Marseille je n’irai pas dans l’autre maison qui ne me consolera pas, et non plus je n’irai pas dans la maison de Bordeaux où ils ne sont pas, et à Dijon dans la maison de Claire, je n’irai pas. Et sur le bassin d’Arcachon, je ne dis plus sur le bassin, je n’irai pas dans la maison sur la mer qui ne sera pas à nous, et nous ne sera pas là non plus.

Je n’arriverai pas par Lausanne, je ne prendrai pas le bateau qui ne ressemblera pas à une bouteille d’eau, et je ne meringuerai pas n’arrivant pas sur la rive rose, je ne regarderai pas avant de ne pas partir les rayons des supermarchés où il n’y aura pas d’eau.

Je ne serai pas soulagée de ne pas être dans le cimetière qui ne sera pas calme.

Et dans le cimetière, qui ne sera pas calme, qui ne sera pas paisible, je n’irai pas, je ne laisserai pas des fleurs que je n’aurai pas achetées trop vite dans un autre supermarché où l’on ne vendra pas d’eau, et dans l’autre cimetière qui ne sera pas sombre, qui n’aura pas la couleur de la montagne, je n’irai pas et je ne verrai pas que sur la pierre il n’y a pas d’inscription et dans le cimetière où ne sont pas Catherine et l’autre, je n’irai pas, je ne verrai pas qu’elles n’ont pas de tombe qui ne seront pas dans le quartier des enfants morts, et dans le cimetière de Nice qui ne se trouvera pas près de la mer, je ne demanderai pas où est la tombe de Marika, on ne me dira pas qu’on l’a perdue, et sur la tombe de Claire, je n’irai pas, je ne pleurerai pas, je n’achèterai pas d’autres roses, je ne repartirai pas paisible, et je ne demanderai pas où est la tombe de Maria, et l’on ne me répondra pas, et je ne chercherai pas, et avec Jean-Michel à Athènes je ne chercherai pas non plus le cimetière juif, je ne demanderai pas à un pope, et il ne me regardera pas d’un drôle d’air, et je ne finirai pas par demander à un homme qui ne réparera pas un trottoir et le trottoir ne sera pas creux comme un cercueil, et l’homme cantonnier ne me donnera pas la bonne direction, et je ne regarderai pas les tombes qui ne seront pas recouvertes de mousse verte.

Je ne prendrai pas la route qui ne monte pas vers l’aquarium qui ne me séparera pas du lac par des baies transparentes quand je n’essaierai pas de le regarder. Je n’achèterai pas de bouteille pleine d’eau et je ne parlerai pas à la caissière transparente qui ne se tiendra pas à la sortie du débit d’eau. Elle ne sera pas blonde. Elle n’aura pas les lèvres rosées.

Et aux obsèques des vivants, en pensée je n’irai pas. Et sur la tombe de ceux qui ne sont pas morts, je n’irai pas non plus, je n’assisterai pas aux obsèques de qui n’est pas mort, je ne ferai pas l’hommage funèbre de qui n’en a pas besoin et sur ma tombe je n’irai pas, je ne jetterai pas mes cendres à Port Bou, à Marseille, à Athènes, je ne les verrai pas s’éloigner dans le vent — il n’y aura pas de vent — je ne les verrai pas se disperser, je ne serai pas soulagée de ne pas être dans le cimetière qui ne sera pas calme, qui ne sera pas paisible, et je n’assisterai pas à toutes les obsèques où je n’ai pas le droit d’être, je ne me cacherai pas derrière des lunettes noires de deuil-camouflage, je ne regarderai pas le corps des vivants qui auront l’air d’être morts parce que je ne les approcherai pas. Et dans l’âme je n’aurai pas de cendre et une plaie vive. Non.

Je ne me baignerai pas dans des tourbillons minables. Je ne suis pas curiste et je n’ai pas de maillot rose. Je ne suis pas en tongs au bord d’une piscine que l’on n’a pas remplie avec des plumes de cygne.

Ange-curiste, en rose et blanc, non. Personne n’a crié « Baptisez-la ». Personne n’avait pas si peur que je ne meure pas. Au début je ne suis pas née. Plutôt je ne suis pas morte. C’était pour changer des autres. Tu fais toujours l’intéressante.

Je n’entends pas de petites filles me crier dans les oreilles, je n’ai pas d’amis à Lausanne. Ils n’ont pas de vue sur le lac. Ils n’ont pas de petites filles. Ma mère n’a jamais dit mes petites filles en parlant des mortes. Elles n’ont pas de voix stridente. Elle n’a jamais écrit « mon petit ange ». Le soleil ne se couche pas, Évian ne s’approche pas à la vitesse d’une grosse meringue sur le balcon d’où l’on ne voit pas Évian.

Je ne suis pas morte, pas née, et donc je ne vais pas mourir, ce n’est pas facile, mais elle ne l’a pas caché ma mère quand elle n’allait plus vivre, et je lui dis moi non plus, moi non plus je ne vais pas vivre toujours, elle dit si toi tu ne meurs pas, ce n’est pas facile, ne pas mourir, ce n’est pas facile, au futur je ne suis pas morte, ce n’est pas agréable, à Évian je n’irai pas mais ne pas mourir, pourrir surtout pas, mourir non, j’aimerais ne pas, ne pas ne pas mourir, j’aimerais que l’on me laisse plutôt ne pas aller à Évian, ne pas prendre de bain dans l’eau qui n’est pas glauque, ne pas aller sous la pluie qui ne pleure pas à ma place.

La pièce où je ne pas me tiens, vitrée, ne donne pas sur une autre pièce, verreuse : pour ne pas arriver au lac Vitreux le regard ne doit pas traverser deux transparences en cascades. Quand il n’a pas, vaille que vaille, passé les vitres en série, le regard ne tombe pas dans l’Aqueux pour finalement ne pas butter sur la négation d’horizon.

D’ailleurs il pleut non, je n’ai pas dit il pleut non, ce n’était pas un mot d’enfant, je n’ai pas dit il pleut non au lieu de il ne pleut pas.

Et l’autre non nommée non nom, nommer non, pas baptisée, et moi veux non veux pas de nom non.

Je ne veux pas ne pas être mise en bocal à Évian-les-Bains et je ne veux pas savoir si l’on met les enfants morts en bocal avec du formol comme les brebis à cinq pattes au musée du jardin public qui n’est pas à Bordeaux, que je n’ai pas visité. Je ne me demande pas ce que je ne fais pas dans le bocal d’Évian-les-Nains. Je ne veux pas ne pas être empaillée, ni empluméebaumée tout en blanc, sur les rives d’Évian-les-Fins.

Et on ne me l’a pas répété d’année en d’année, on ne m’a pas dit tu as dit il pleut non.

Tout aquatiquement, Évian-les-Eaux ne vous cerne pas. Je ne sympathise pas avec trois mouettes qui ne me toisent pas l’air dégouté, et réciproquement d’ailleurs. Sur le gaillard un peu d’avant les gouttes d’eau sur la rambarde ne tentent pas de faire un peu joli. La pluie ne grisaille pas entre mes yeux.

Il pleut non pleure non, peur non cœur non, sœur non meurt non pleut non peux non vœux non veux non plus, eux non surtout pas je non queue non pitié trop tard. Yeux non crevés non.

Évian pas les bains ne met pas sa fierté dans son extrême cohérence. L’eau ne s’accroche pas à vous tout de suite : vous ne vous vitrifiez pas doucement.

Veut non, que je vive, parce que me regardant ne me regarde pas, me regarde non ne pas, a vécu non l’enfant, n’a pas vécu, survécu non, pas née, a vécu ne pas est née ne pas, moi meurs non, est née ne pas, pas moi, moi meurs ne pas, ou meurs ne meurs pas, vis ne pas meurs ne pas, et tout sera réparé non, tout ira bien. Non.

Ne pas lire le nom d’Évian, ne pas dire Évian Lausanne. Les eaux territoriales suisses, je ne vais pas le dire, je ne vais pas le répéter, et je ne vais pas rire et je vais ne pas lire le nom des bateaux qui ne feront pas la traversée de Lausanne à Évian.

Non sur une autre mer qui ne sera pas le bassin et où je ne reviendrai pas, je ne demanderai pas comment s’appellent les bateaux, « le bateau s’appelle ? », et eux non, ça ne les fera pas rire, les bateaux ne s’appellent pas, bateaux nom non. Comment allez-vous ne pas l’appeler ? Sophie.

Et l’autre non nommée non nom, nommer non, pas baptisée, et moi veux non veux pas de nom non.

Il pleut non je suis venue non tu m’as aimée non je sais non.

Ne pas dernier mot ne pas.