la puissance du doute
par Fabien Jobard
La mobilisation provoquée par la mort de Mohamed Berrichi, le 23 mai, au terme d’une course-poursuite avec la police, à Dammarie-lès-Lys, est exceptionnelle à plusieurs titres. Non seulement parce qu’elle a refusé l’émeute, mais parce qu’elle ne plaide rien d’autre que l’incertitude : contre les preuves policières et la hâte idéologique, une politique du doute, adossée à l’expérience du danger.
A Dammarie-lès-Lys, la protestation s’élève en dissonance. Sa langue n’est pas celle de la conviction, de la déposition, du constat. Elle est celle de l’incertitude. Elle n’avance pas en faits établis, contre-dossiers définitifs, brusques révélations. Son point de départ, qui est aussi l’horizon de sa lutte, c’est l’incertitude. Mohamed Berrichi, agent de sécurité au château de Dammarie-lès-Lys qui abrite l’émission de télévision « Star Academy », trouva la mort au terme d’une course poursuite avec la police, deux kilomètres à la plus vive allure dans les rues de la vieille ville de Dammarie (les événements évoqués ici sont retracés dans la chronologie). Sa mort illustre le destin commun, le destin des hommes qui ne peuvent défier la fatalité divine, même si injuste. Les croyants qui formaient son entourage le savent bien. S’aventurer à un verdict définitif sur les causes de la mort ôte à Dieu de sa souveraineté propre, qui est de décider de son heure. Il y a, dans la retenue des membres du Comité de soutien à la famille Berrichi, de cette prudence religieuse ; lorsqu’il est dit, le nom de Mohamed est maintenant indissociable de « Dieu ait son âme.
L’incertitude n’est, toutefois, pas seulement affaire d’humilité croyante. Elle est la trame voulue, arrêtée, en vue de la protestation qui s’est développée à Dammarie. Fébrilement, d’abord, au lendemain de la mort de Xavier Dem, tué deux jours avant par un tir en pleine tête, au cours d’une altercation avec des policiers. Avec bien plus d’amplitude, ensuite, à compter de la chute mortelle de Mohamed Berrichi. Cette trame de l’action politique rompt avec les événements comparables qui avaient émaillé la chronique de l’agglomération Melun-Dammarie. En 1993, un jeune homme trouve la mort dans la chute de son scooter, dans les quartiers Nord de Melun. Très vite, la rumeur se répand. Tous savent : deux jours d’émeutes suivent l’événement, qui ne laissait aucune chance au doute. En 1997, un jeune homme de 16 ans, Abdelkader Bouziane, de la Plaine-du-Lys à Dammarie, est tué au volant de la voiture qu’il conduisait, d’une balle dans la nuque, par un policier. Cette fois, l’événement ne pouvait accorder aux policiers l’avantage du doute : nulle légitime défense ne peut être invoquée lorsque la victime est touchée de dos. Trois jours d’émeute. En 2002, les militants de Dammarie empêcheront constamment l’émeute, que rendait par ailleurs très difficile, dès le premier jour, l’impressionnant déploiement policier, engagé dès la mort de Xavier Dem. L’émeute et la ferme conviction forment une même configuration, que cette conviction fût nourrie, comme en 1993, par la rumeur ou comme en 1997, par la morphologie de l’événement. L’incertitude, elle, s’ouvre à la mobilisation pacifique. C’est ce qu’il faut d’abord comprendre.
À la naissance de la mobilisation, cet événement, irréparable : le décès violent de Mohamed Berrichi. Les événements qui suivent la chute mortelle sont précieux : ils voient les amis de la victime converger vers le lieu, exiger le film des événements. D’emblée, l’attention se focalise sur le nombre de voitures policières présentes au moment du drame, sur la distance qui les séparaient du scooter de Mohamed au moment de la chute, sur leurs trajets. Tout se resserre autour d’une hypothèse concurrente à celle de la police et du Parquet, figée dans le communiqué de presse publié le lendemain à 11h30 (« déséquilibré en raison de sa vitesse excessive (...). La vitesse importante du scooter est attestée par une glissade de l’engin, sur la chaussée, sur une trentaine de mètres environ à la suite de l’accident et par un témoin (...) À aucun moment les policiers n’ont fait usage de leur arme de service ni heurté le scooter avec leur véhicule). L’attention naît de quelques hiatus : le corps de Mohamed aurait été déplacé peu avant l’arrivée des secours, un témoin rapporte le surgissement, depuis une rue latérale, d’une autre voiture de police, à hauteur du scooter. L’attention, l’hypersensibilité aux détails, ouvrent une zone d’incertitude. Du côté des personnes mobilisées, nul ne dit ce qu’il en est : « la vérité, c’est qu’on n’en sait rien, disait Tarek, un des militants fondateurs du Mouvement immigration-banlieue (MIB), lors de la manifestation du lundi 27 mai. Ne rien savoir n’assigne plus à l’impuissance que dictaient autrefois l’ignorance des faits ou la précarité des moyens d’enquête. Ne rien savoir fonde l’ambition de l’incertitude, qui appelle l’état de veille, la vigilance, et offre un espace à la lutte politique.
Nous n’avons plus, dans un face à face de suspicion vaine, deux récits : la « version officielle » et la « version des jeunes ». Nous n’avons pas de ces énoncés dressés l’un contre l’autre, l’un comme l’ombre renversée de l’autre, deux « il y a » définitifs. Les habitants de la cité du Bas-Moulin opposent à la version officielle un autre mode d’énonciation. D’un côté, l’indicatif, le mode du droit : « à aucun moment, les policiers n’ont.... L’indicatif fige dans un passé révolu le récit des faits, s’arrête à ce qui étant ne peut être autrement, il expurge le champ des possibles de tout ce qui peut rester, encore, malgré la version dite, crédible. De l’autre, le conditionnel, le mode de l’incertain. Mohamed, selon telle et telle hypothèse, aurait pu décéder selon tel ou tel autre enchaînement de circonstances, qu’il faut considérer.
L’avantage du conditionnel, en l’occurrence, c’est qu’il oblige à déployer un raisonnement, à ne pas laisser la proposition (« il a glissé, donc il est mort ») amarrée à sa seule construction causale. L’incertitude refuse la clôture de la recherche. Elle impose, face au passé révolu de l’enquête, le rassemblement des témoignages, des informations, des événements. L’une des activités majeures que la mobilisation laisse voir, c’est la multiplication des appels à témoins et le récit des conditions possibles de l’événement. Voilà que la grammaire de la protestation définit un premier registre d’action : l’enquête, qui refuse le passé révolu et lui préfère l’investissement d’un présent toujours porteur de récits possibles. L’enquête, qui est aussi un défi adressé au monopole des institutions judiciaires quant à l’instruction des faits. Écrite au conditionnel, cette préférence pour le temps suspendu contre le temps révolu forme du même coup le point d’appui en vue d’une appropriation du présent. D’ordinaire enfermé dans la routine du contrôle policier, le présent est investi des tentatives de retournement du rapport entre populations contrôlées et institutions publiques. Par la maîtrise, au premier chef, de l’initiative pénale : constitution de partie civile et ouverture d’enquête préliminaire, plainte en diffamation contre les propos tenus par le député-maire, référé devant la juridiction civile contre l’expulsion de l’association de son local, plainte pour incitation à la destruction volontaire de biens appartenant à autrui...
C’est tout le sens de l’apparente mutation de l’association Bouge qui Bouge, que dirige au moment des faits Abdelkader Berrichi, un des frères de la victime. Fondée en avril 1999 en vue de « proposer du soutien scolaire, une initiation au théâtre et un atelier d’art urbain », elle se proposait d’emblée d’arracher les enfants à l’atermoiement illimité qui avait caractérisé l’adolescence des plus grands. Bouge qui Bouge voulait, sur le lieu même de leur existence, les faire échapper au non-lieu existentiel. Interpellée par la mort de Mohamed Berrichi, l’association sise dans le local à vélos de la barre du Bas-Moulin, où réside la famille Berrichi, se saisit de l’événement tragique, refuse son assignation à un passé révolu, inscrit dans les causes mécaniques de la chute du véhicule, et fédère les récits qui tentent de comprendre pourquoi la mort de Mohamed survint. L’apparente mutation de Bouge qui Bouge (qui fonde l’argumentation en vue de son expulsion du local : les activités politiques de l’association ne seraient plus conformes à son objet social) n’est en réalité que la poursuite, sous le sceau du drame, de ses efforts bel et bien constitutifs d’offrir à la jeunesse du Bas-Moulin une sortie vers un autre présent, un présent qui ne soit plus la répétition de fatalités promises, inscrites dans les causes mécaniques des impossibles ascensions sociales.
Le conditionnel oblige la proposition « Mohamed Berrichi est décédé » à ne pas rester indexée à une cause précise (la vitesse, la borne, le choc) et ouvre celle-ci sur un ordre causal, celui de la probabilité, de la crédibilité de versions possibles. Du même coup, la chaîne temporelle qui lie la cause à l’effet ne bute pas contre les limites de l’événement lui-même, contre les quelques secondes qui ont séparé la perte de contrôle de l’engin, le choc sur la borne et la projection du corps contre le mur, ces quelques secondes qui offrent pour seuls éléments tangibles la trace de la glissade et les témoignages recueillis par la police. L’incertitude, d’abord, accueille dans le récit causal des éléments antérieurs à la fraction de seconde du choc ; les menaces subies la veille par Mohamed et son frère entrent dans la chaîne causale. Elles imposent une autre genèse à l’événement : la vitesse n’est plus la cause première de la chute, mais les menaces proférées la veille par les policiers à l’encontre de Mohamed et de son frère et qui, liées à la mort de Xavier Dem, ont leur place dans les énoncés causaux sur les risques pris par Mohamed Berrichi lors de sa course tragique. Point de départ de l’action : non plus cette malheureuse perte de contrôle du scooter, mais le tir à bout portant qui mit fin aux jours de Xavier Dem. La chaîne causale s’ouvre sous l’action de l’incertitude à l’ensemble des jeux de la menace et de la puissance qui semblent être au principe des relations avec les brigades anti-criminalité locales.
Les preuves matérielles déposées par le Parquet dans son communiqué de presse du vendredi 24 mai ne pèsent alors plus grand chose, dans cette autre grammaire de l’événement qui forme la trame de la lutte en vue du récit légitime des faits. Celui-ci s’hybride alors de tous les faits qui, semblables aux circonstances de la mort de Mohamed, résonnent avec lui en trop bonne congruence ; toutes ces affaires analogues qui virent la justice ne pas entendre de témoins pourtant décisifs, ne pas avoir accès à des preuves indubitables ou tout simplement ne pas rendre de verdict conforme au récit dessiné par les éléments matériels. Tous les événements passés auxquels les protestataires tentent d’arrimer la mort de Mohamed, parce que congruents avec elle, deviennent des témoins légitimes, témoins non pas de bonne moralité, mais de bonne congruence, qu’il faut amener à la barre. Parmi ces événements, le plus récent et à la fois le plus proche d’entre eux : les suites judiciaires de la mort d’Abdelkader Bouziane, décédé en décembre 1997.
Survenue fin mai 2002, la mort de Mohamed Berrichi n’est que de quelques mois postérieure à la décision de non-lieu rendue, en décembre 2001, par la cour d’appel d’Orléans, en faveur de Laurent Lechiffre, l’auteur du coup mortel de 1997 (cf. page 34). Ces quatre années de procédure ont permis la formation d’un réseau militant convaincu de l’iniquité des décisions judiciaires relatives à pareils décès. Alors même qu’il fut établi que son véhicule ne roulait qu’à 36 km/h, que celui-ci, ayant dépassé les policiers, ne posait ainsi plus de danger mortel à la sécurité des policiers présents et qu’ainsi la légitime défense ne pouvait être fondée, que Laurent Lechiffre, à la différence de son collègue, tira à hauteur d’homme, et dans le dos de la victime, la procédure s’acheva sur un non-lieu ; c’est à dire sur le refus même de considérer que ces événements pussent offrir matière à un jugement. Bon nombre d’acteurs les plus investis dans la protestation suivirent le dossier Bouziane, jusqu’à, en décembre 2001, se rendre en autocar à Orléans avec les militants du MIB pour attester de leur soutien et de leur mobilisation. Ils savent aussi que les déclarations du passager de la voiture conduite par Abdelkader Bouziane, offrirent un premier témoignage favorable à la déclaration des policiers. Mais que ce témoignage fut recueilli sur son lit d’hôpital, contre l’avis des médecins, qui estimaient que les calmants administrés altéraient ses facultés de mémoire et d’expression à un degré incompatible avec la manifestation de la vérité. Ils se souviennent, pour se l’être rappelé pas plus tard qu’en décembre, que des témoins décisifs ne furent entendus que des années après les faits, et malgré les tentatives de les tenir à l’écart de la procédure.
Contre les preuves déposées dans le communiqué du Parquet, le Comité de soutien de la famille Berrichi, qui rassemble tous ceux qui se sont formés aux épreuves probatoires dans la lutte en faveur d’Abdelkader Bouziane, a pour seule ambition de se faire militant de l’incertitude. Et si l’indicatif est le mode de l’autorité judiciaire qui dit ce qu’elle est en disant ce qui fut, le conditionnel est revendiqué comme le mode discursif d’un groupe de protestataires qui disent ce qui peut être en rappelant ce qui a été. L’indicatif, grammaire administrative de l’État ; le conditionnel, grammaire historique d’un groupe politique. En brisant la chaîne causale soudée à une lecture trop balistique de l’événement (la vitesse, la borne, le mur), en accueillant dans le récit causal le présent toujours semblable des routines policières et le passé toujours répété des affaires judiciaires, le groupe échappe à l’assignation à l’indicatif, et s’ouvre un avenir qui le relie à son histoire propre. « Ne rien en savoir » est ainsi l’aveu d’une vérité ; la vérité historique du traitement judiciaire des affaires policières. C’est aussi, et dans un même mouvement, le projet d’un mode d’établissement de la vérité ; celui qui passe, au cours de l’instruction des faits, par la convocation des contradictions mêmes de la machine judiciaire, en qualité de témoin probant, de témoin de bonne congruence. D’où l’intensité de cette séance de Conseil municipal (cf. page 31), durant laquelle le porte-parole de l’opposition municipale, François Lemery, rapporte des brutalités policières dont il sait que des personnes membres du Conseil municipal ont été les témoins, dont il sait qu’ils savent.
Mohamed Berrichi allait avoir 28 ans. Ses amis, pré-trentenaires, n’étaient pas ceux d’Abdelkader Bouziane, seulement âgé de seize ans en 1997. Ces années qui séparent les amis émeutiers de ce dernier des membres de Bouge qui Bouge ou du Comité de soutien furent aussi celles des mobilisations prises en charge par le MIB, à commencer, justement, par celle autour d’Abdelkader Bouziane. Cinq années de socialisation à l’action politique et à l’usage politique des voies judiciaires de la protestation ; choses auxquelles les jeunes émeutiers de 1997 étaient parfaitement étrangers. Ce sont ces années d’apprentissage politique qui ont déterminé le choix de l’incertitude, engagé un combat de patience avec les autorités publiques. Quinze années qui séparent, dans les cités urbaines, un jeune homme de quinze ans d’un autre de trente, sont également déterminantes, pour des raisons qui tiennent cette fois aux géographies politiques de Dammarie-lès-Lys, et qu’il faut maintenant détailler. Ce sont ces pratiques politiques de l’espace qui tranchent avec les dénonciations classiques de violences policières. Ce sont elles, aussi, qui permirent l’universalité de la protestation autour de la mort de Mohamed Berrichi.
Élevée sur le lieu du drame, la voix protestataire y retourne sans cesse. Dans les deux premières semaines, l’une des soeurs de Mohamed se tenait souvent assise, seule, au milieu du banc posé en retrait de cette borne de trottoir contre laquelle buta le scooter de son frère. Les nombreux cortèges y revenaient souvent, eux aussi. Recueillement et parole publique manifestaient ainsi le silence du deuil et l’expression de la critique dans les plis mêmes des circonstances du drame. Voilà qui éloigne la grammaire protestataire de Dammarie des ritournelles ancestrales sur les violences policières. Aveugles aux conditions réelles d’occurrence des faits, ces critiques d’un autre temps, critiques d’avant-hier, s’empressent de les étouffer par des slogans forgés ailleurs et en d’autres temps. Ils ignorent, en réalité, l’événement et le qualifient au plus vite (le terme « meurtre » ou « assassinat » fut souvent employé par les « soutiens extérieurs »), le privant de son historicité singulière pour le détourner vers des luttes importées (« la radicalisation fascisante de l’État répressif », etc.). Ces critiques sapent du même coup les ressorts d’une posture qui permet aux protestataires, tout simplement, la réappropriation de leur propre histoire. C’est ce qui se lit dans la défiance des acteurs de la mobilisation de Dammarie à l’égard des mouvements extérieurs ; dans le soin porté par le service d’ordre de la manifestation du 27 mai à ne pas voir circuler de tracts étrangers, dans les différends manifestés au cours des rencontres du festival No Border de Strasbourg, précisément dans l’appréciation de la tactique à adopter face aux charges policières ou bien dans l’interdiction de prise de parole signifiée à différentes organisations politiques durant la clôture publique du deuil, le 6 juillet, ou bien encore dans le souci de garder une prudente distance lors des interventions du MRAP. Les apparitions fugaces et fugitives de SOS-Racisme dans les banlieues, contre lesquelles le MIB s’est constitué, les déclarations récentes de Malek Boutih [1], suffiraient d’ailleurs à elles seules à maintenir garde haute.
Ce ne sont toutefois pas seulement les enjeux internes au maigre champ des mobilisations sur les banlieues qui sont ici en jeu. Tout, dans leurs partis pris respectifs, éloigne les critiques habituels des jeunes protestataires de Dammarie-lès-Lys. La dénonciation de l’État répressif tente une greffe sur l’événement, mais le dépouille de cette incertitude qui fait pourtant, on l’a vu, toute sa force politique. L’événement devient exemple édifiant de quelque chose déjà dit, déjà vu, exemple édifiant du fantasme de surpuissance de l’État que porte la critique d’avant-hier. Fantasme de surpuissance de l’État ? Éternel molosse à la dérive fascisante ou répressive, l’État nourrit l’éternel aveu d’impuissance à le combattre qui est le fonds de commerce de cette critique. À Dammarie, loin de la critique d’avant-hier, c’est une intelligence située qui se manifeste. Intelligence située dans l’événement, qui oblige à en épouser les formes et la langue propres, pour formuler la critique. Sémantique et pragmatique de l’incertitude ne se lisent jamais mieux que dans cet échange entre Samir Baaloudj et la préfecture de Melun, le 5 juillet, où le premier, saisissant l’opportunité offerte par la crispation ressentie entre la préfecture, la police locale et la municipalité, négocie la levée de la garde à vue d’Abdelkader Berrichi et la tenue de la réunion publique de Bouge qui Bouge et du Comité de soutien dans un lieu digne.
Et c’est parce qu’elle est intelligence située de l’action que les membres du Comité de soutien et de Bouge qui Bouge esquivent, en réalité, le débat sur les violences policières. Du moins, ils savent la voie sans issue qui est celle où veut l’entraîner la critique d’avant-hier : celle où se réfugient ceux qui constituent les violences policières comme le seul projet de la critique, trop contents de décrier à nouveau le point névralgique des contradictions du molosse étatique. Tout au contraire, les militants de Dammarie savent que les violences policières forment l’objet de leur mobilisation. Mais elles n’en sont pas le projet. Toujours les militants retournent au point de départ. Au lieu de la mort de Mohamed. Au pied de leur barre d’immeuble. C’est là que se donnent à voir les conditions concrètes d’existences soumises à l’incertitude sociale, dont la probabilité non négligeable d’ailleurs de mourir dans une interaction avec la police, n’est qu’un élément infime dans un océan de risques. La critique qu’ils construisent dans l’action, ils l’élaborent au lieu même de leur vie. Cet attachement, qui ne les fait jamais trop s’éloigner de leur local associatif, si dérisoire soit-il (on assista, à Dammarie, à des mois de luttes pour la jouissance d’un local à vélos !), moult sociologues urbains y liraient le symptôme de la défense semi-tribale d’espaces-forteresses tenus par des jeunes en repli identitaire. C’est tout le contraire. L’action politique ne dénonce pas les violences policières. Elle les tient pour points de départ. L’action politique ne défend pas la cité. Elle la tient, elle aussi, pour point d’appui d’une action et d’une critique situées.
La mort de Mohamed Berrichi permet de déplier toute la géographie politique singulière du Bas-Moulin ou de la Plaine-du-Lys, de ces cités grandies loin des grandes agglomérations, en rase campagne, à peine séparées des centres-villes historiques riches de leurs populations de gros agriculteurs céréaliers. Elle dessine aussi une géographie politique plus subjective, celle de l’ascendance maghrébine des protestataires. Cette double géographie dresse en réalité les deux cartographies locales de la protestation qui, loin d’être universelle parce que liée à une mort infligée par l’État (critique d’avant-hier), creuse, dans l’investissement politique de son lieu propre d’occurrence, une voie particulière de critique et d’action politiques.
Le Bas-Moulin est une cité sortie de terre de 1959 à 1963, qui accueillit d’abord la population employée dans les usines du long de la ligne de chemin de fer et de la Seine, puis dans les grands bassins industriels et tertiaires autour du bassin de Melun-Sénart. Villes médiévales, Melun et Dammarie présentent une même cartographie socio-politique : une mairie située dans le centre ancien, siège des classes moyennes des entreprises avoisinantes et des riches propriétaires des biens fonciers alentour. Tout autour, les quartiers Nord de Melun (Montaigu, Aumont, Mézereaux - lieux d’émeutes en novembre 1993), la Plaine-du-Lys et le Bas-Moulin à Dammarie-lès-Lys (lieux d’émeutes en décembre 1997). A Dammarie-lès-Lys, le maire, toujours réélu depuis 1983, est également député de la 1ère circonscription de Seine-et-Marne : quelques cités accrochées à des industries en déclin, isolées au milieu d’étendues céréalières (Fontainebleau, Nemours, Vaulx-le-Pénil) et commerciales (Brie-Comte-Robert, Sénart). La carte de l’implantation électorale du député-maire est du même coup celle de l’impossibilité des habitants des trop maigres cités à faire entendre leur différence.
Ces zones administrativement classées « zones urbaines sensibles vivent dans leur géographie même leur impuissance politique. La géographie de son implantation électorale fait d’ailleurs l’identité politique de Jean-Claude Mignon. Un jeune conseiller municipal ravit la municipalité au Parti communiste en 1983, puis la circonscription (Melun Sud, Savigny-le-Temple, Perthes), en juin 1988. Il les conquiert soutenu par un électorat sis en bordure des cités réputées ingérables. Même géographie électorale que celle, par exemple, de Pierre Bédier, de sept ans son cadet, lui aussi député-maire d’une riche circonscription semi-rurale, Mantes-la-Jolie, sur laquelle poussèrent sans sommation d’immenses cités ouvrières, coupées du reste du monde. La géographie électorale de J.-Cl. Mignon cartographie aussi son avenir politique. Si P. Bédier gagna ses galons actuels de secrétaire d’État aux programmes immobiliers de la Justice par la vigueur qu’il avait affichée dans la lutte contre la délinquance urbaine, en prenant pour point d’appui le souvenir du cycle d’émeutes de 1991, constamment entretenu par les suites judiciaires des affaires Ichich et Khaïf (procès du policier Hiblot, en septembre 2001), J.-Cl. Mignon sait les profits de notoriété que peuvent lui assurer les positions les plus fermes et les plus radicales au regard des « problèmes urbains ». De ce point de vue, son effort est constant, qui vise à traduire les mobilisations politiques en enjeux nationaux ou internationaux ; en sollicitant, par exemple, le terrorisme. Lors des émeutes de Melun-Nord, en 1993, il dénonçait « les agissements d’officines comme le FIS qui, sous couvert d’associations, infiltrent les quartiers paisibles pour y manipuler les jeunes et les inciter à la haine, voire au terrorisme comme cela a été le cas dans mon département de Seine-et-Marne au cours des derniers jours ». Aujourd’hui, les mêmes tentatives se répètent, identiques par la dénonciation des « terroristes de quartier », « petits groupes d’individus encadrés par le MIB (et) Bouge qui Bouge », position contre laquelle cette dernière portera plainte en diffamation (16 septembre 2002).
L’attention dont sont l’objet les « événements de Dammarie » par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy lui-même semble parer la fermeté de M. Mignon de toute la légitimité gouvernementale. L’écho ministériel offert à l’opération coup de poing du 24 juin (intervention vers sept heures du matin de plus de deux cents policiers, expulsion de Bouge qui Bouge de son local, perquisitionné, contrôles d’identité des habitants de la barre du Bas-Moulin) se fit entendre lors de l’intervention télévisée de M. Sarkozy, le 10 juillet (« Il y a une cité, à Dammarie-lès-Lys... »). Cette intervention permet de déchiffrer les profits gouvernementaux (et locaux) des opérations judiciaires menées dans les cités, notamment celles des GIR, qui sont ceux de la visibilisation maximale des antagonismes urbains sur fond d’unité rayonnante de tous les acteurs répressifs (procureur, commissaire, chef d’intervention, compagnies de CRS, tireurs d’élite), aux fins de simple démonstration de puissance.
De son côté, la mobilisation politique au Bas-Moulin revient à la cité, la revendique. Elle veut un dessein géographique : la constitution d’une force politique née dans un territoire que la géographie électorale force à l’impuissance. Mais il y a plus. Cette géographie politique n’est pas seulement celle de l’asymétrie de l’accès aux modes habituels de l’action politique, de l’accès à la participation électorale, par exemple. Elle veut aussi ancrer chaque prise de position dans les géographies personnelles des protestataires. Si l’on pouvait rendre graphiquement lisible l’entrelacs des échanges sociaux tissés quotidiennement par les jeunes de la Plaine-du-Lys et du Bas-Moulin, l’on verrait des réseaux de sociabilité qui s’étendent de cités en cités, pas autrement que dans les cités, plus dures, de la petite ceinture parisienne. À une différence près : celle de la distance. Ces cités, chacune accolée à son agglomération, sont séparées les unes des autres par les plaines agricoles de la Brie ou la forêt de Fontainebleau. L’économie des échanges y ressemble à celle d’adolescents de la campagne puisqu’elle repose sur les moyens individuels de locomotion. Une sociabilité en tous points semblable à celle des cités de la proche banlieue de Paris les en éloigne pourtant radicalement, dans ce rapport à l’espace. Et cette géographie spécifique commande ce que l’on désigne par « conduites à risques » : l’expérience de la route et de l’insécurité routière, part intégrante de la vie dans ces cités semi-rurales.
Nul hasard, alors, à constater les menaces permanentes à l’intégrité physique. Nul hasard à voir la vie d’Abdelkader Bouziane s’achever à 16 ans, lorsqu’au volant de « sa » Golf GTI blanche, il rencontre un nouveau barrage policier. Avec son ami Djamel Bouchareb, il se rendait ce soir-là régler quelques affaires dans une cité de Nemours ; à plus de trente kilomètres de chez lui. Nul hasard non plus à voir trois des militants les plus engagés dans la lutte autour de la mort de Mohamed Berrichi victimes d’accidents graves de la route. Samir Baaloudj passa deux ans en soins hospitaliers, à la suite d’un accident qu’il dit « pour une fois » n’avoir pas provoqué. La veille de sa mise en garde à vue pour outrage, le 5 juillet, Abdelkader Berrichi s’était rendu à Paris passer un test IRM suite à l’accident de voiture qu’il avait eu quelques années plus tôt avec Faudel Ziani.
Il faut ainsi, pour faire justice à la précarité de ces existences toujours menacées par les prises de risque plus ou moins volontaires, la violence des rapports entre pairs, la fragilité de l’accès aux soins publics ou aux couvertures sociales, voir ce qu’elles doivent à leur géographie singulière. Celle-ci, qui cloisonne centres anciens et zones dites urbanisées, pose des contraintes spatiales aux rapports sociaux des jeunes classes d’âge, qui les socialisent trop tôt à la maîtrise de la mobilité et à la mise en danger de soi. Revenir, encore et toujours, au lieu de la mort de Mohamed Berrichi, arrimer les prises de position publiques au pied de la tour où il vécut, y planter la tente du Comité pour inviter les organisations sympathisantes à tenir les conférences de presse, rien de tout cela ne relève de la défense tribale d’un territoire sanctuarisé. Bien au contraire. Cette pragmatique de la protestation manifeste, là aussi, un besoin de conjuration de cette géographie du risque, tout à la fois cartographie de l’insécurité routière et de l’exposition pénale, de l’intimité avec la police locale et de l’imminence des configurations d’escalade. Le lieu public, la rue du Bas-Moulin, est celui de l’entrelacs des réseaux sociaux, des corps exposés, de la présence policière. Par sa remémoration dans chaque action publique, il donne sa chair à la protestation politique. Il lui en livre aussi le sens, l’horizon. La mort de Mohamed, là non plus, n’est pas l’objet de la protestation, mais son point de départ. Elle révèle la vérité géographique de la fatalité des accidents. On comprend à nouveau la défense par les protestataires du rôle social de Bouge qui Bouge, qui tente, par la prise en charge des plus jeunes, notamment des petits, de briser les lignes de force des cartographies du risque et de rompre avec les logiques de fragilisation portées par l’espace. Rapport à la mobilité urbaine, indissociable du rapport à la mobilité sociale.
Plus puissante encore, tant dans les raisons d’agir que dans les formes de l’action, la géographie des ascendances familiales et politiques. L’enterrement de Xavier Dem, pourtant porté en terre sur la petite commune de Vosves se déroulait dans une sorte d’ailleurs des appartenances. « Conformément à son mode de vie, l’enterrement se déroulera selon le rite Rasta », annonçait le tract d’invitation à la cérémonie. La musique jamaïcaine que recouvrait l’oraison funèbre, les prêtres rastafaris, les fleurs séchées rouges, jaunes et vertes que le rite imposait de déposer dans une corbeille sise sur le cercueil ceint d’un portrait de Bob Marley, tout cela tranchait violemment avec la familiarité tranquille que nourrissait la disposition immuable des tombes du petit cimetière communal. L’enterrement de Mohamed, pour sa part, se déroula sur la terre de ses parents, au Maroc, à la frontière algérienne ; mais la clôture du deuil fut célébrée en commun avec le Comité de soutien et les sympathisants venus de Paris ou d’ailleurs, plus de deux cents personnes unies par le repas offert que les musulmans offrent au défunt, au quarantième jour qui suit son décès.
Ces géographies subjectives, géographies d’imaginaires ou d’ascendances, façonnent aussi le rapport aux violences policières et la mobilisation qu’elles suscitent. Les violences policières dont il est silencieusement question ne sont pas vraiment celles dont ceux qui les dénoncent sont, furent, pourraient être les victimes. Ou du moins, elles ne sont pas vraiment de maintenant, elles sont d’avant. Les violences policières évoquées dans les discussions publiques ne méritent pas, dans les échanges privés, une telle qualification. Les violences les plus dures sont en réalité celles si douloureuses que nul n’en parle. Elles ne s’offrent pas encore aux prises de position publique, elles restent encore gravées dans le souvenir intime. Elles sont celles des pères : celles des villes d’Algérie durant la guerre, du voyage vers les usines de France, des bidonvilles de la banlieue parisienne, des manifestations d’octobre 61, des couvre-feux, des razzias dans les cafés et les foyers. De ces violences ne restent que l’humiliation de travailleurs arabes dépouillés de moyens d’agir et de la force de transmettre.
Leurs enfants, eux, savent. Trentenaires, âgés de vingt ans lors des premières commémorations publiques du 17 octobre 1961, Français, citoyens protégés par leur droit d’usage de la liberté d’expression et de manifestation, ils savent ce qu’ils jouent dans la mobilisation, dussent-ils à nouveau n’être payés que du silence des pères. Leur géographie, c’est celle de la guerre d’Algérie et de l’immigration. Leur culture politique, celle en tous cas qu’ils mettent en avant dans les réunions ou les discussions publiques, c’est celle des années soixante, celle qu’ils auraient pu, du reste, partager avec les militants français des années d’alors. C’est un curieux décalage de cultures politiques. Car paradoxalement, les luttes françaises qui leur amènent le soutien de militants des années Marcellin, ne sont pas les leurs. Et ils ont un vrai plaisir politique à rappeler que la gauche n’est pas née en 68 ou en 81, mais en 1956, avec les pouvoirs spéciaux, le ministère Mitterrand, les conscrits Guy Mollet. Le Pen ? Un exécutant, un pion du jeu politique d’alors. À cet égard, il n’est pas la menace que la gauche morale aujourd’hui dénonce, elle qui prit si bien les allures véritables de chef de guerre. La menace Le Pen ? Non. Désajustée. Pas crédible. À peine audible.
Voilà qui éloigne définitivement la critique traditionnelle des violences policières de la critique portée par les protestataires de Dammarie-lès-Lys. La première, qui en voit tant, sait d’avance son sens politique. La seconde semble pourtant en connaître mieux le prix, en saisir plus exactement la force historique. Les violences policières, sur lesquelles elle appuie sa protestation, ne sont pas le lieu d’une critique de l’État. Elles dessinent l’espace nécessaire à la réconciliation des géographies politiques, elles invitent, saisies dans leur incertitude même, à la reconquête de son lieu de vie. Elles ouvrent, ainsi, à la politique. C’est bien pourquoi les armes qui sont employées, outre le déni de légitimité à l’encontre des acteurs de la protestation à faire de la politique associative et municipale (voir les débats du conseil municipal, page 31], relèvent de l’ordre public (arrêtés municipaux d’interdiction des réunions publiques et activités festives, décision d’expulsion du local associatif) et de la procédure pénale (gardes à vue, procédures d’outrage). Contre la politique, la police et l’ordre public. C’est en cela que cette mobilisation politique est exceptionnelle : elle révèle la violence du lieu, refuse le silence crépusculaire du non-lieu, et ouvre les voies du politique.
Notes
[1] Dans un portrait publié dans le Monde du 13 juin 2002, Malek Boutih dénonçait les « barbares des cités » : « il n’y a plus à tergiverser, il faut leur rentrer dedans, taper fort, les vaincre, reprendre le contrôle des territoires qui leur ont été abandonnés par des élus en mal de tranquillité ». Quand aux bavures commises par la police (qu’ « il faut remettre au boulot »), le « plus grand nombre de bavures n’est plus son fait, c’est la racaille qui tue le plus dans les cités ».