le futur effleure l’emprisonnement

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Il n’est pas facile de garder les yeux ouverts pour accueillir le regard qui nous cherche. Sans doute n’est-ce pas seulement pour la critique mais pour toute entreprise qu’il faut affirmer : « Regarde, afin que tu sois regardé ».
— Jean Starobinski

Jean Starobinski disait avoir passé sa vie dans un carré de quelques rues dans sa ville natale de Genève, où ses parents ayant fui la Pologne s’étaient réfugiés et pourtant c’est sous le titre La beauté du monde qu’un recueil de ses textes a été publié. Il y découvre les travaux d’artistes de tous pays, écrivains, musiciens, peintres, loin donc de son pré carré (qu’on l’entende comme un coin de ville, de campagne ou un champ intellectuel et d’expertise). Décrivant un mouvement affectif vers l’œuvre, il y insiste sur l’oubli nécessaire et momentané de soi : tant pis pour ce que je voulais dire, pour qui je suis, j’écoute ! Et pour autant si je jouis d’une expérience offerte, je n’y viens pas les mains nues et le cœur libre. De petites chansons me protègent, inventées pour tenir, pour travailler et pour y aller. Ce sont mes expertises, mes expériences, mes rimes, mes affirmations, mon identité. Cette construction d’identité devient une armure qu’il faut à la fois porter et mettre au service d’un regard. Un regard appelle un échange. Cela tient d’un émerveillement en même temps que d’un engagement. Un regard de l’un sur l’autre qui produit un regard de l’autre sur soi.

Ce numéro est le résultat d’un appel aux chercheurs, aux artistes, aux activistes et aux citoyens, aux habitants, aux voisins, pour clamer et reprendre un territoire et un futur. Réarmons-nous ici et hors de soi. Vacarme expérimente dans les pages qui suivent prenant acte d’un désir furieux et contradictoire de créer du commun. Il s’agit de répondre à une urgence et de proposer un projet habité par la délicatesse. Nous sommes vulnérables maintenant, ici, et sans vous ; nous sommes perdus. Aux armes !

Nous voulons reprendre au hasard des pérégrinations et des rencontres un territoire, vaste, dont le nom chancelle un peu sous le poids des noms, de Malakoff aux Mureaux, l’Île de France, un Paris conçu comme l’immense agglomération qui se joue à la fois dans le projet urbain du Grand Paris et dans le refrain d’une chanson :

« J’suis du grand Paris sans être trop parisien,
C’est le grand remplacement des académiciens. »
— Médine

Il faut se demander ce qui advient quand le collectif fait d’individus qui ont faim et soif, prêts à tout pour qu’on leur trouve une place est dépassé par les singularités, s’en nourrit et doit les accompagner plutôt que de les faire taire. La singularité agissante est à la racine du projet et le rapport de force politique, son horizon, opérant un double déplacement, de dilatation et de concentration. Le numéro commence donc avec une idée qui se perd et prend de l’ampleur au gré des rencontres et des échanges.

L’exilée a traversé des territoires en prenant l’habitude d’en redéfinir les contours pour accommoder ses pas, ses besoins, son expérience plutôt que des visées des « bâtisseurs ». Elle a pris l’habitude du contre-champ. Elle lit dans chaque carte les terres abandonnées, les terres arrachées, les terres invivables et celles dont elle garde pour jamais la nostalgie. Zahia Rahmani relie à son parcours intime de romancière le programme d’un séminaire d’histoire de l’art à l’INHA qui s’intitule « Paradis Perdus. Colonisation des paysages et destruction des éco-anthroposystèmes ». C’est à sa suite et en tentant de désamorcer les écueils propres aux grandes ambitions des explorateurs (Éric Valette) que nous entreprenons un voyage de reconnaissance là où nos représentations de la ville en produisent d’autres.

Le chien Solo devance nos pas sur la Corniche des Forts, écosystème en danger où s’organisent les mobilisations qui ont pour ambition de protéger la cité Gagarine et la forêt de Romainville (Nikola Chesnais et Paul Guillibert). Nous rejoignons l’autrice entre les sépultures musulmanes de la région parisienne (Coline Houssais) ou ce qui perdure d’histoire orale des habitants dans un carton de cassettes abandonné sur un trottoir (Coline Houssais et Pierre France). Suivons ceux qui quittent Paris en se demandant s’ils reviendront (Athanase Husseini-Khoury). Aux Mureaux, précédés par la caméra de Manon Ott, nous relions le passé de la cité bâtie pour accueillir les ouvriers des usines Renault et le présent d’un groupe de potes et d’un territoire qu’ils ont redéfini sous le terme « KROM » devenu « CROMS » (Grégory Cohen et Manon Ott : « filmer/chercher aux Mureaux : rencontres et fabulations » et « la vie derrière les décombres (Les Mureaux) » ; Les Croms : « aux Mureaux, il était une fois les CROMS »).

Les noms se brouillent dénotant du refoulement des pratiques quotidiennes engendré par les grands projets, du changement des limites et des temps mais attestant aussi de leur vitalité. (Olivia Rosenthal ; Fanny Taillandier).

Au nom d’un projet social et écologique ancré dans une expérience sensible, il faut rétablir un rapport de force qui enraye la machine folle de grands projets. Pourtant leur objectif se perd dès lors que les données climatiques anéantissent les modalités de transports et de concentration démographique privilégiées depuis deux cents ans en vue de la croissance. En région parisienne, il n’y a aucun signe qui laisse présager que les collectivités territoriales soient prêtes à retisser ce que l’État et son bras armé, le district, avaient souhaité défaire en 1964 : une instance délibérative du Grand Paris ; bien au contraire. Tant au niveau de la Métropole (Clément Lescloupé), que des instances municipales locales (Dominique Lorrain), les enquêtes attestent déjà du biais des institutions, des élus, des décideurs, en faveur d’enjeux productivistes de la ville en décalage avec une reformulation intégrée des projets urbains à l’échelle de la région.

Les luttes cherchent à rétablir du collectif (contre la loi Élan) malgré les divergences réelles des acteurs, les limites des processus de consultation citoyens et d’enquête publique (Gaëlle Rilliard) et parviennent par un travail de terrain remarquable à gagner des victoires contre les visées des élus et des promoteurs (EuropaCity par Bernard Loup et Pierre Defilippi). Toutes posent la question de la possibilité d’un rapport de force à une plus grand échelle, régionale en tout cas. Peut-on gagner localement pour armer un projet à l’échelle nationale ? Ce serait l’idéal horizon de ces pérégrinations. C’est un éveil peut-être, une prise de conscience malhabile, que nous voudrions mettre en scène dans ces pages où de multiples écritures convient au hasard des pages l’odeur des bois et la puissance des engins terrassiers, du béton qui coule sur des territoires abîmés, pollués, habités, et profondément aimés par ceux qui y vivent, habitants, natifs, exilés ou métèques.