re-commencer Vacarme
par William T. Bishop, Vincent Casanova, Michel Celse, Valentin Chémery, Suzanne Doppelt, Dominique Dupart, Emmanuelle Gallienne, Stany Grelet, Paul Guillibert, Xavier de La Porte, Aude Lalande, Marion Lary, Floriane Laurichesse, Philippe Mangeot, Carole Peclers, Adèle Ponticelli, Laurence Potte-Bonneville, Mathieu Potte-Bonneville, Sophie Rabau, Brigitte Tijou, Vanessa Van Renterghem, Anaïs Vaugelade, Laure Vermeersch, Sophie Wahnich, Lise Wajeman, Pierre Zaoui & Sacha Zilberfarb
Vacarme a commencé il y a vingt ans. Nous sommes vingt ans après, et « nous » est déjà parti de Vacarme ou vient d’arriver, « nous » est revenu, ou est toujours là, tout le temps, ou parfois, de loin. D’une manière ou d’une autre nous avons tou-tes commencé Vacarme, et le recommençons à chaque numéro. Il n’empêche, il y a eu un vrai début.
Vouloir commencer une revue, c’était vouloir commencer aux trois sens pleins que l’on peut donner à ce terme : rompre, fonder et initier. Rompre en particulier avec deux gauches : d’une part, celle qui en ne s’en prenant qu’au « système » perdait de vue la richesse des résistances singulières encore vivantes et ne donnait plus à espérer que l’assomption d’une désespérance perpétuelle ; d’autre part, celle qui au nom du pragmatisme était déjà en train de renoncer à tout ce qu’elle était. Fonder, non au sens de sceller dans le marbre les principes premiers, mais au sens de tâcher d’avoir un sain mouvement de recul face à tout ce qui nous advient, ne pas se laisser porter ou submerger, mais reprendre — fonder c’est toujours refonder comme commencer c’est toujours recommencer. Enfin, initier au sens de l’inverse de commander ou de suivre, c’est-à-dire comme l’acte d’affirmer l’adresse de subjectivités libres à d’autres subjectivités libres en leur demandant de prendre librement le relais : commencer, c’est toujours l’envoi d’une bouteille à la mer entre deux libertés au risque constant de rester en souffrance comme on dit d’une lettre égarée, mais pour un tel envoi en politique une revue reste peut-être le meilleur des moyens.
La mémoire des groupes permet de faire passer des petits savoirs mêlés d’émotions et de bricolages. C’est une façon aussi de reprendre les lignes de départ pour interroger une perspective commune. Ça a donc débuté après l’élection de Chirac en 1995. Beaucoup d’entre nous, pas tous, militaient à Act Up, où s’était renforcée notre amitié. Certains venaient d’autres combats : la mobilisation contre la guerre du Golfe, la lutte contre l’installation rue d’Ulm de La Vieille Taupe, une librairie négationniste. Nous avions passé beaucoup de temps à écrire : ici des tracts, là des mémoires. Nous avions besoin de trouver d’autres modes d’écriture, d’élaborer ensemble quelque chose sur un autre plan.
Il y a eu deux textes. Une lettre aux amis, en 1995, puis un texte qui trace les lignes d’un programme. La lettre est écrite juste après la mort d’une amie, le sida donc. Cette lettre est un appel : du fond du désarroi suscité par cette mort, au cœur des années les plus rudes de l’épidémie où l’on partage son temps entre les réunions, les hôpitaux et les enterrements, il s’agit d’appeler à renouer les liens, se remettre à travailler ensemble. On avait déjà bricolé une revue (Les Cahiers de résistance, au moment de la guerre du Golfe), puis un certain nombre d’entre nous avaient rejoint Act Up, où s’inventaient d’autres manières de faire de la politique : une politique non-gouvernementale, un front commun des minorités, l’esquisse de ce qu’on appellerait plus tard l’intersectionnalité.
Et puis un autre texte. On y recensait les préférences théoriques : Deleuze, Foucault, cette « french theory » qui, depuis le backlash des années 1980 puis la chute du mur de Berlin, subissait les coups de boutoir des pensées dominantes et des revues instituées, pour qui l’ennemi principal était devenu le « communautarisme américain ». On y commentait les désastres qui avaient marqué le temps présent : la guerre du Golfe, la Bosnie, le Rwanda, le sida. Surtout, on prenait appui sur les espoirs du moment, et parmi eux, peut-être les plus heureux politiquement que nous ayons connus, les grèves de 1995, les premières coordinations de sans-papiers et le mouvement pétitionnaire qui s’en était suivi, les associations pour le logement, l’ouverture des associations de chômeurs à une nouvelle pensée de la précarité, le comité de soutien aux intellectuels algériens. La rue était à tous, elle était à nous : tout cela bouillonnait, mais rien encore ne convergeait. Créer la revue c’était nous permettre d’enquêter, et de poser les jalons d’une convergence. Nous n’étions pas les seuls à en rêver : au même moment, d’autres imaginaient ce qui deviendrait Multitudes, et d’autres encore Mouvements. Nous allions faire du vacarme.
À l’époque, on est faramineusement ambitieux. On ne dit pas « revue », on dit « magazine ». On veut être distribué dans les kiosques. On n’y connaît rien, on est un peu fou. On se renseigne sur les expériences de presse, on sait qu’on est en train de réinventer la poudre, mais on va voir ceux qu’on admire. Notre modèle, c’est l’Autre Journal de Michel Butel, qui a changé de rythme de publication au moment de la guerre du Golfe parce que l’urgence l’exigeait. Dans l’appartement de Butel, il y a des piles d’invendus ; cela aurait dû nous inquiéter un peu. Butel dit : « surtout, ne vous mentez pas. Si vous aimez Marylin, écrivez sur Marylin. » On s’en souviendra. On commencera plus modestement, avec nos économies et une souscription : avant même le premier numéro, notre fichier compte 720 abonnés, il est vrai qu’on a rançonné nos familles. Et bien sûr, nous ne sommes pas à l’époque en librairie.
que va raconter Vacarme ?
Le titre d’abord. Longue discussion, vote et revote. Il y a eu trois pistes : Babord (parce que c’est à gauche), Ce qui arrive (parce qu’on aime bien l’acronyme CQA) et Vacarme. Vacarme l’emporte. Et à nouveau, longue discussion : Vacarmes ou Vacarme ? On est au cœur des années 1990, la mode est aux pluriels. On choisit le singulier, parce que Vacarme est un pluriel à lui tout seul : il faut plusieurs instruments pour faire du vacarme.
Notre obsession, c’est d’inventer un régime d’écriture, en se plaçant au point d’articulation de la recherche, de l’art et du politique, mais aussi du singulier et du collectif. Et d’entrée de jeu, les différends apparaissent. On s’était demandé ce que c’était qu’être de gauche : il y a ceux pour qui cela exige de penser les grandes cohérences entre les luttes diverses, il y a ceux qui estiment que cela revient à produire des divisions toujours plus infimes, en se plaçant du côté des minorités dans les minorités. Le macro et le micro : aujourd’hui encore, on n’en est pas sorti.
Butel dit : « surtout, ne vous mentez pas. Si vous aimez Marylin, écrivez sur Marylin. » On s’en souviendra.
Ce qui est sûr, c’est que nous n’imaginions pas une tribune de plus, avec ce que cela suppose de surplomb et d’autorité. Nous n’avions en fait que notre curiosité : notre volonté de décrire ce qui s’expérimentait dans les mouvements sociaux, notre désir d’interroger les liens que pouvaient entretenir ces mouvements, et surtout de qualifier les types d’articulations possibles entre ces mouvements et la politique instituée. Nous voulions, surtout, nous colleter avec les questions qui fâchent, c’est-à-dire les questions qui nous fâchent : Vacarme occuperait l’espace des questions embarrassantes et embarrassées. Celles du peuple et des minorités, par exemple. Celles des identités et des communautés. Celles des structures intermédiaires, pour questionner le rapport entre peuple et État. Et puis nous voulions interroger politiquement des questions qui n’étaient pas considérées comme telles. La télévision par exemple. Souvenir du conseil de Butel : parler politiquement de la télévision, c’est parler depuis notre amour de la télévision, parce que c’est sur fonds de cet amour que peut s’énoncer une vraie critique de la télévision. Dans un même numéro, il pouvait y avoir un dossier sur la télé et un autre sur les sans-papiers. Cela exige une drôle de maquette, un travail sur l’image, sur la diversité des formes de textes. Dans le paysage des revues de gauche de l’époque, cela n’allait pas de soi.
« Nous sommes la gauche », un texte par où ça commence ?
« Nous sommes la gauche ». L’idée vient de la réunion hebdomadaire d’Act Up, qui en est le moteur et l’artisan, mais c’est l’équipe de Vacarme qui en rédige le texte dans la nuit et le publie. On est en 1997, Vacarme vient à peine de naître, et voilà que Chirac dissout l’Assemblée nationale. Il s’agit d’investir la campagne en fédérant les mobilisations des années précédentes, mais aussi en contestant la division traditionnelle entre la politique instituée et les mobilisations sociales, confinées par les partis de gauche de l’époque à leur fonction testimoniale. L’idée n’allait pas de soi. Une première mouture du texte s’ouvre sur une phrase tonitruante : « La gauche officielle va gagner les élections grâce à nous ». Mais l’idée que la gauche l’emporte est à l’époque tellement improbable qu’on se dégonfle. Dans le texte définitif, « La gauche officielle ne gagnera pas les élections sans nous. »
Le texte est revendiqué par une quarantaine d’associations, et pas mal de militants le signent en leur nom propre parce que leur organisation ou leur revue ne suit pas. Nous savons que nous avons un tour d’avance, qu’on peut penser la chose politique en partant de questions particulières : le sida, les sexualités, les usages de drogues, le travail du sexe, les migrations. Dans le monde de la gauche de gauche de l’époque, ce n’est pas une évidence. « Nous sommes la gauche » est une demi-réussite, ou un semi-échec ; il n’en a pas moins commencé une certaine pensée du politique, que les années 2000 vont poursuivre. Mais c’est aussi, pour une revue née depuis Act Up, un moment d’ouverture à d’autres groupes : le Gisti, l’OIP, AC !. La rédaction de Vacarme s’ouvre à une nouvelle génération.
faire vivre la revue, et recommencer Vacarme
Et pourtant, l’histoire de Vacarme est tissée de crises et de ruptures et de reprises. La revue a failli plier boutique après le numéro 6. Épuisement. Nous avions une gestion artisanale. Nous distribuions la revue en voiture dans les boîtes aux lettres. Surtout, il n’y avait plus d’argent. Certains avaient mis beaucoup de leur poche. On arrête les frais ? In extremis, l’une d’entre nous propose alors de donner 100 000 francs. La rédaction en chef et la direction de publication changent de mains, on se donne du temps pour réfléchir. Nous y perdons des plumes et des abonnés, mais ça repart.
Après une interruption d’un an, le numéro 7 paraît, avant la nouvelle formule du numéro 8 et au moment d’une nouvelle vague d’arrivées. L’esprit est plus explicitement militant. Surgissent d’autres questions sur la manière dont la gauche s’est saisie du sécuritaire, sur les lieux où peuvent s’inventer des alliances et des rapports de force, à commencer par les guichets des administrations publiques, et notamment des DDASS. Il y a une recherche du lien, de la convergence, du pont. Certains peuvent craindre qu’on n’arrive plus à débattre. Dans cette période, nous tentons de constituer un arsenal avec des enquêtes systématiques sur les « techniques des luttes ». On revendique aussi des filiations, en partant interviewer les grands aînés — Vidal-Naquet, Bourdieu, Rancière… — avec pour obsession l’idée que l’œuvre théorique est une boîte à outils politique. Nous mettons en avant des objets éditoriaux et politiques : les usages de drogues, la politique non-gouvernementale. Nous cherchons à nous situer dans un endroit impossible et désirable : une sorte de libéralisme d’extrême gauche. Surtout, Vacarme s’enracine dans une joie de la production collective. La revue est alors plus vivante dans la production matérielle que dans le débat en comité de rédaction.
le conflit comme moteur ou le clash comme blessure
Vacarme est une revue de lutte traversée de conflits, ou de mécompréhensions. Par exemple, très tôt, la revue se saisit de la question des animaux. Mais à l’époque, une partie de la rédaction n’en comprend pas le sens : il faudra attendre une quinzaine d’années pour qu’ait lieu un second chantier sur les animaux qui rassemble plus largement l’intérêt de chacun.
Et puis il y a eu un vrai clash. Sur Israël, ce lieu de cristallisation de deux conceptions du mal absolu : le mal génocidaire, le mal colonial. Combien de revues, combien de groupes de gauche se sont fracturés sur Israël… Un dossier paraît en 2001, « Six jours en Israël », dont l’arrière-plan est encore une croyance dans les accords d’Oslo, signés huit ans auparavant. Quand le numéro sort, une partie du comité de rédaction s’en désolidarise. Crise, proposition d’un contre-dossier, « Israël, le sionisme en miettes », qui sera publié dans le numéro suivant. Mais la crise a été sévère et la plupart de ceux qui ont rédigé ce second dossier quitteront la revue au lendemain de la publication.
Ce départ est une blessure pour ceux qui restent. Chacun des deux dossiers était défendable et procédait d’intuitions justes : le premier, sur le durcissement à venir du sionisme ultra en Israël, qui rend impensable une sortie du conflit israélo-palestinien hors de l’hypothèse sioniste. Le second, sur l’échec programmé des accords d’Oslo, que les années suivantes ont tragiquement accrédité.
Toujours cette préférence pour les situations embarrassées, où les a ects et les convictions peuvent s’entrechoquer.
L’équipe en est profondément marquée, et il reste, en interne, une crainte du conflit qui a pu parfois constituer un frein pour la revue : en cherchant à éviter les questions qui fâchent, on peut passer à côté d’enjeux cruciaux. Ainsi, nous étions divisés sur le Traité constitutionnel européen, au moment du référendum de 2005 sans réussir à mettre en scène cette division. Nous n’avons pas su davantage, lors des dernières présidentielles nous saisir des débats entre ceux qui, au premier tour, optaient pour Mélenchon et ceux qui lui préféraient Hamon. Désir de paix en interne.
la ligne poétique : une identité pour Vacarme
Dès le premier numéro, la présence de textes poétiques a été l’une des composantes de l’identité de la revue. À la fois dans ses dimensions directement politiques, parce que nous voulions croiser les formes d’écriture. Mais aussi parce qu’il en allait d’un engagement pour une certaine forme d’écriture : un lyrisme anti-lyrique, qui passe par une recherche aigüe et exigeante. Cet engagement de Vacarme, qui n’a pas toujours été perçu comme tel, y compris en interne, parce que là où certains défendaient, contre l’idée d’un lien étroit entre la poésie et la politique, une politique des formes, d’autres voyaient dans ce choix l’expression violente d’un jugement de goût. Tension sans rupture, qui vient sans doute, aussi, du choix initial de Vacarme de n’être spécialiste de rien, parce que celles et ceux qui font la revue sont toujours venus de disciplines et d’horizons différents. Cette tension-là, nous y tenons.
penser ensemble ce qui arrive
Parmi les numéros qui nous rendent fiers, il y a eu ceux où l’on se sentait assez forts pour confier la revue à d’autres que nous : un dossier entièrement réalisé par des écrivains et des militants d’Okinawa ; un autre offert à la gauche new-yorkaise juste après les attentats de 2001 et l’élan nationaliste qui s’en est suivi. Toujours cette préférence pour les situations embarrassées, où les affects et les convictions peuvent s’entrechoquer.
Et puis il y a eu, à partir de 2011, l’invention du texte collectif : un texte écrit à plusieurs mains et à plusieurs voix, qui met en scène la diversité des approches, des styles, voire les différends ou les impasses, au cœur de sa rédaction. Est-ce une coïncidence ? Le premier de ces textes collectifs en ouverture de la revue fut publié dans un numéro consacré au mouvement des places et aux révolutions arabes. Ce premier texte collectif était consacré aux drogues, et proposait un vrai pas en avant : plutôt que de s’enferrer une fois de plus dans le débat sur la légalisation, il s’agissait de soutenir l’hypothèse d’une légalisation de toutes les drogues pour en explorer ses possibilités, les problèmes qu’il faudrait résoudre, une politique à venir. Ce fut une expérience, pas un modèle : parmi les textes collectifs qui suivirent — plus ou moins aboutis, plus ou moins réussis, c’est le risque du jeu —, certains tenaient davantage de l’exercice d’écriture, d’autres relevaient avant tout de l’affirmation collective : 2012, Nous ne ferons pas la guerre de la laïcité.
En tout cas, ce fut une forme hospitalière : de nouvelles voix ont rejoint la revue. Vingt ans après sa création, elle accueille désormais ceux qui sont nés avec elle et l’ouvrent à de nouvelles questions : celles de la transmission, celles de la relève, celles des autorités croisées et parfois contradictoires de l’ancienneté et du travail. La rencontre produit des textes en droite ligne de l’histoire de Vacarme comme Une vie non fasciste et des chantiers plus contradictoires comme celui consacré à la race où la réaffirmation du minoritaire croise l’exigence d’universel. Des écritures moins sûres d’elles-mêmes, à chaud, produisent à l’occasion des textes inattendus : Mille milliards de critiques, L’IVG quarante ans après ou Une réaction présidentielle juste après les attentats de 2015.
Une autre ligne sépare ceux qui parlent de ceux qui écoutent (et sépare, en chacun, la part bavarde de la taiseuse selon des proportions variables dans l’espace et le temps). Il faudrait faire l’histoire de cette ligne — pas seulement son histoire : sa géographie, sa démographie, la sociologie de sa distribution par genres, âges et positions dans le champ, la chronique de ses retournements et de ses inflexions, le relevé des tensions qui la portent parfois à se détendre en périodes cicéroniennes, voix filant comme mouches à la pêche au lancer, et parfois à faire des boucles, serrer les gorges, se nouer en mots ravalés qui rendent les petits matins difficiles. Vacarme peut bien avoir été travaillé, d’entrée de jeu, par l’exigence de mettre en partage (entre disciplines, entre groupes politiques, etc.), la différence des voix et des silences — comme, d’ailleurs, entre ceux/celles qui écrivent et ceux/celles qui n’écrivent pas — traverse de part en part son histoire. Elle s’enroule autour de sa trajectoire, conditionne la possibilité de son projet et son impossibilité féconde (la marche est une chute contenue) ; elle tiraille continûment les relations productives, intellectuelles, intimes, amoureuses, qui l’ont constituée ; elle dresse et défait des positions d’autorité (autorité de qui parle, autorité de qui parle pour ceux qui ne parlent pas, autorité de qui ne parle pas et dont le silence intimide, autorité de qui ne parvient pas à parler et exige de le faire reconnaître, et ainsi de suite). Parce que se réfractent, à travers cette affaire de parole, des enjeux politiques plus généraux (et que cette réfraction même participe de la singularité de Vacarme, comme plan pas-exactement militant et autrement-politique), il semblait juste de parler de ce silence. Quelque chose bouge en quelques années, qui renouvelle ses modalités. À l’heure où les organisations perdent le fil sur les places, Vacarme rejoue encore une fois le rapport entre le savoir des gens, celui des luttes et celui des experts. Cet accueil de la parole de chacun, indépendamment des statuts et des talents à l’oral, produit un chaos productif qui autorise les uns comme les autres.
Ceci n’est pas un programme. Nous n’avons pas les moyens de nos ambitions. Nous ne sommes pas compétents.
Combien de temps met-on pour comprendre en rejoignant Vacarme que la revue est une affaire d’amitié ? À quel moment devient-il évident qu’il n’y aura jamais autant de travail qu’à l’endroit où le désir circule ? Qu’advient-il d’une revue devenue machine à créer de l’amitié ?
un recommencement : l’effervescence des questions, déborder le réel
Pour continuer à commencer, il serait utile de revoir de façon systématique les lignes de clivages, avoir le courage de s’en emparer, de créer du débat, de nouvelles positions à l’intérieur de la revue, qui obligeraient à assumer tant le conflit que le flux de parole. Quelques éléments de réflexion nous traversent.
marxisme libéral, destitution de l’État
Il y aurait deux tendances l’une plus libérale, l’autre plus radicale qui mériteraient de s’emparer d’objets communs, qui créeraient des dissensions : l’État, l’Europe, mais aussi la question décisive de la protection sociale repensée hors de l’État tel qu’on le connaît. Cela suppose de s’intéresser sur le terrain aux initiatives consacrées à la régénération du politique, à la construction de nouvelles institutions sociétales et à l’élaboration de la langue qui doit les renforcer.
minorités / minorisés
Une question perdure, celle de la tension entre des luttes minoritaires qui se referment sur leurs identités, et un universel qui risque toujours de rater les problèmes tels que les ressentent des plus vulnérables… Peut-être faudrait-il passer de l’être au geste. Un geste minoritaire est un geste qui n’essaie pas de prendre au dominant ce qu’on subit. C’est à la fois une question de positionnement politique, d’invention des modalités de la parole, y compris polémique ou minorisée, et d’écoute. On retrouve l’envie d’enquêter.
internationalisme
La guerre en Syrie a sonné comme un rappel à l’ordre. La réaffirmation d’une citoyenneté internationale et d’une lutte coordonnée des peuples contre les tendances autoritaires de régimes démocratiques ne peut cesser de nous préoccuper. Comment lutter contre l’argument de la complexité du monde qui pourrait nous réduire à l’impuissance ? Comment apprendre à agir en citoyens du monde ?
économie
La question économique demande à être ressaisie. Il serait indispensable par exemple de reposer, étant données nos dissensions, la question de la contrainte extérieure. La transition écologique est-elle compatible avec un détour national d’une part, les luttes sociales d’autre part ? Il s’agit de penser la possibilité d’un renouveau économique dont l’horizon soit appropriable par tous.
populisme et gauche
« Gauche » est un mot qui a fâché à Vacarme. Il y a deux lignes : ceux pour qui ce mot a eu un sens fort (« nous sommes la gauche ») et une génération pour qui c’est avant tout la compromission. C’est un clivage intime, irrésolu et reconduit. Il y a pourtant urgence à un moment de recomposition du champ politique. Le débat a fait rage entre Mouffe et Fassin lors de la campagne présidentielle 2017 pour évaluer les bénéfices électoraux de la production d’un populisme de gauche. Peut-on parler de peuple, doit-on parler des gens ? Comment articuler les différentes composantes du peuple avec des revendications minoritaires ? Quelle place les savoirs des gens, des luttes et des experts peuvent-ils avoir dans un renouveau assumé d’une langue politique commune ? C’est un chantier théorique et pratique assez urgent. Il en va de l’avenir de la gauche.
déborder
Ceci n’est pas un programme. Nous n’avons pas les moyens de nos ambitions. Nous ne sommes pas compétents. Nous n’avons pas autorité. Sur le papier, dans les faits, nous ne parviendrons jamais tout à fait à affronter nos questions. Mais le papier, les faits nous les déborderons, nous écrirons dans les marges et sur le bord, et chaque fois qu’on nous a dit, qu’on nous dit, qu’on nous dira que c’est impossible, utopiste, pas réaliste, nous commençons à tous les temps.