Vacarme 89 / Habiter Marseille

Marseille est trop grande pour Marseille avant-propos

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Ce numéro n’aurait pas été possible sans les multiples discussions avec Naer Abdallah, Frédéric Décosse, Emmanuelle Hellio, Martin Lefebvre, Eliott Lordon, Juana Moreno Nieto, Joana Monbaron, Farida Souiah, Kevin Vacher, Katia Yacoubi et tous les auteurs qui ont accepté de participer.

Automne 2019, un an après les effondrements de la rue d’Aubagne, la ville de Marseille est un chantier à ciel ouvert. Comme si on cherchait à rattraper quarante ans de retard en matière de travaux d’aménagement public. Ce replâtrage à la va-vite orchestré par la mairie et la Métropole, sans lien aucun avec les urgences urbaines et les sujets de fond, peine à convaincre. Qu’il s’agisse de l’habitat, des mobilités, des écoles, des équipements, des espaces publics ou encore, en ce début d’hiver, de la végétalisation provisoire du bas de la Canebière : dans cette partie du centre-ville redessinée comme un centre commercial pour touristes, ne dérogeant pas aux standards urbains en la matière, ont éclos des jardins hors-sol, surveillés nuit et jour dans leurs pots en plastique par des vigiles — avant d’être détruits une fois les fêtes passées. « Ici Marseille change avec vous », proclament les panneaux publicitaires de la Métropole, que préside la candidate à la succession de Jean-Claude Gaudin, Martine Vassal. Une élue républicaine dont le mandat à la Métropole a été entaché par de nombreuses affaires judiciaires [1]. Ces pratiques ornementales pré-électorales laissent un goût amer.

« Pourvu que le béton coule » disait Philippe Pujol dans La Fabrique du monstre, best-seller qui a décrit les mécanismes à l’œuvre dans cette ville depuis son Nord jusqu’à son Sud, configurée pour des projets immobiliers plutôt que pour ses habitant·e·s. Et le béton coule à flots en cette année pré-électorale. Comme s’il fallait enfouir les huit morts de la rue d’Aubagne, dont les pouvoirs publics semblent bien se moquer.

Le 5 novembre 2018, deux immeubles du centre-ville de Marseille s’effondrent et huit personnes meurent sous les décombres. Simona, Chérif, Marie, Ouloume, Tahar, Fabien, Pape Magatte, Julien. Plus Zineb Redouane, tuée par une grenade lacrymogène lancée par la police lors d’une manifestation de soutien. Marseille est depuis sous les feux des projecteurs, tandis que l’on annonce à cor et à cri la fin d’un système politique vieux d’au moins trente ans. Ce système de collusion entre gestion municipale et intérêts des promoteurs, au détriment de ceux qui habitent cette ville, maintes et maintes fois décrit, fait partie du « mythe » marseillais, dont la corruption, le clientélisme et le mépris sont les symboles. Pourtant, le 5 novembre, ce système a bien semblé vaciller.

Le 5 novembre a constitué un véritable événement collectif. Le traumatisme a été suivi d’une mobilisation inédite, qui a rassemblé des milliers de Marseillais dans les rues. Un temps, cet émoi a semblé à même de faire bouger les lignes politiques. Mais en face, le château a-t-il vraiment tremblé ? En lieu et place de la vague de démissions des responsables politiques qui aurait dû suivre cette tragédie, on a eu le choix entre l’indignité et l’indignité : les petites phrases lâches et assassines — « c’est la pluie » —, le silence des élus, le traitement catastrophique des délogés, le non-respect d’une charte post-5 novembre longuement négociée entre pouvoirs publics et collectifs citoyens (voir le texte d’Emmanuel Patris), le non-respect de la loi et des personnes tout court. Pire encore, ces décombres ont vraisemblablement constitué une aubaine pour des hiérarques soucieux d’accélérer la « requalification » de certains quartiers cibles, Noailles et La Plaine en tête. Ce que rappelle le slogan de leurs habitants : « 20 millions pour détruire La Plaine et pas une thune pour sauver Noailles ».

Un an après le drame, comme un signe du divorce entre l’élite de la ville et ses habitants, ce sont deux cérémonies qui ont commémoré le 5 novembre : une première à l’initiative de citoyens rue d’Aubagne, en présence des familles de victimes, tandis que le maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, préférait organiser au même moment une autre cérémonie, officielle celle-là, pour mettre en scène « l’apaisement ». Dont les premiers concernés étaient absents.

Alors, pour qui sont ces travaux qui éventrent la ville ? Comme une piqûre de rappel, un matin de janvier 2020, des « plaisantins » ont détourné la grotesque sculpture de la Métropole qui trône sur le Vieux-Port : « Ici Marseille s’effondre ». Ni oubli, ni pardon.

habitants invisibles, habitants indésirables

Dans les années 1980, Jean-Louis Comolli et Michel Samson lançaient une série documentaire sur la vie politique locale, intitulée Marseille contre Marseille. Au-delà des sanglantes guerres électorales, sorte de mash-up affligeant situé entre Game of Thrones et Sous le soleil, la véritable guerre qui se joue dans la ville est sans conteste celle d’une élite contre sa population. Au milieu des années 2000, dans Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent, Bruno Le Dantec avait compilé ces petites phrases dévastatrices, ô combien révélatrices de l’imaginaire politique de ceux qui gouvernent la ville. Un imaginaire d’épuration, de nettoyage, de « reconquête ». Dans le viseur, plus que jamais, ce centre-ville, « populaire par erreur » selon l’expression de Patrick Talierco [2], qui devrait basculer du Nord au Sud dans la petite géographie sociale idéale des élus municipaux. Pour ces derniers le centre-ville est appelé à devenir enfin la vitrine que mérite Marseille, à l’instar de Bordeaux ou de Lyon. Plus largement tout le monde s’accorde, État en tête, à vouloir le « dynamiser » et y attirer de nouveaux habitants, plus aisés. C’est le sens de la structure Euroméditerranée, établissement public d’aménagement (EPA) créé en 1995, qui bénéficie de financements tous azimuts : les quatre collectivités territoriales (municipalité, département, région et plus tard la communauté urbaine de Marseille Provence Métropole), l’État et l’Europe.

Mais populaire ne veut pas dire insalubre. Populaire ne veut pas dire indigne. Dans les arguments souvent opposés par les politiques ou institutionnels à ceux qui luttent contre ces grands travaux d’aménagement, on trouve pêle-mêle, « vous ne voulez pas que l’on rénove, vous voulez laisser le quartier se dégrader », « vous êtes pour le statu quo et donc pour les marchands de sommeil ». Le piège est grossier : les habitants sont bien sûr pour la rénovation de leurs logements et de leurs lieux de vie, qu’ils réclament d’ailleurs depuis longtemps. Mais l’exemple de la rue de la République a montré s’il le fallait que ces rénovations ont été volontairement différées par les bailleurs successifs. Elles n’étaient pas prévues pour ceux qui étaient déjà là, mais pour ceux que l’on cherchait à faire venir. Les rénovations et leur corollaire, les expulsions, sont des outils terriblement efficaces pour remplacer une population par une autre.

Sur les photos qui ont longtemps délimité les contours des travaux du bas de la Canebière et la piétonisation du centre-ville s’affichaient les visages de jeunes hommes et jeunes femmes souriants, blancs, visiblement en mesure de « payer leurs impôts ». Ça c’est pour l’image.

Dans les faits, cela se traduit par le cas de l’école Ruffi, située dans un périmètre soumis aux violents assauts d’aménagement d’Euroméditerranée, qui construit à tour de bras des résidences neuves censées attirer une population plus aisée. Dans cette école bien réelle du troisième arrondissement, les classes ont lieu dans des préfabriqués « provisoires » depuis 2002, tandis qu’à quelques mètres de là se construit la nouvelle école, le groupe scolaire Antoine de Ruffi. Si son ouverture est prévue pour la rentrée scolaire 2020-2021, seulement un tiers des enfants de l’ancienne école Ruffi auront la possibilité d’y étudier, comme l’a expliqué Laure-Agnès Caradec, présidente d’Euroméditerranée [3], aux parents d’élèves en colère : « L’école Ruffi neuve n’est pas là pour remplacer Ruffi ancienne, mais pour répondre entre autres aux besoins des nouveaux habitants du quartier dans le cadre d’Euroméditerrarnée […] ». Tandis que l’adjointe au maire en charge des écoles maternelles et élémentaires, Danièle Casanova, explique pourquoi certaines classes du nouveau groupe scolaire resteront vides encore quelque temps, après la réouverture de l’équipement : « Nous ouvrirons treize classes sur vingt afin d’anticiper le développement du quartier dans les années à venir. [4] »

Rien de nouveau sous le soleil. Cette guerre est menée depuis plus de vingt ans sur le terrain pour que soit conservé un droit à la ville « pour tous » comme le rappelle Noureddine Abouakil. Pour ceux qui luttent, il y a comme un goût de redite. Car avant Euromed 2, il y a eu Euromed 1 et avant Euromed 1 il y a eu les Périmètres de rénovation immobilière (PRI) de Belsunce, du Panier et de Noailles. Les dossiers rebutent par leur technicité, il faut frayer son chemin dans la forêt de sigles des politiques de logement, et dans la complexité des recours juridiques pour les victimes de ces grands projets. Car de la lettre des dossiers impeccables et des discours enjôleurs des pouvoirs publics à leur mise en application sur le terrain, il y a un monde, qui ne peut s’éprouver que dans les récits des habitants et de ceux qui luttent à leurs côtés.

la ville et ses politiques vécues

C’est pourquoi ce numéro de Vacarme a fait appel à une cartographie sensible et critique. À l’opposé d’une cartographie de survol, qui observerait les choses de haut et par l’abstrait, il s’ouvre avec une carte collective mettant en lumière les conditions de vie et de travail dans la ville de Marseille. Son dessin fait émerger en textes et en images des représentations fidèles aux conséquences de ces politiques sur les habitant·e·s des classes populaires et sur les paysages de cette ville. En lien avec le dossier, trois cartographies sensibles ont également été réalisées en collaboration avec des militant·e·s et habitant·e·s de Marseille, à partir de leurs récits sur le logement en centre-ville et dans les périphéries populaires, celles des quartiers Nord notamment. D’un rendu difficile en noir et blanc, elles sont en ligne en couleurs : « carte sensible, parcours de vie : Katia, quartier de La Cabucelle » ; « carte sensible, parcours de vie : Martin, entre Noailles et le Panier » et « cartographie sensible des luttes ».

La cartographie sensible restitue ce qu’aucun autre type de carte ne peut faire : une émotion collective qui est bien plus qu’une réaction à un événement. Les cartes tissent le lien fort entre les récits des habitant·e·s et les événements qui traversent la ville depuis les effondrements du 5 novembre, auxquels ils reviennent sans cesse. Elles révèlent l’ampleur du traumatisme collectif, qui a fait rejaillir depuis lors toutes les fissures et failles profondes créées par des décennies de politiques d’aménagement brutales.

Elles ramènent à la surface cette réalité coincée dans les profondeurs de la ville. Parce que les lieux auxquelles elles font référence n’existent pas sur les cartes classiques, ne sont pas localisables par des coordonnées géographiques, ne se donnent pas statistiquement, elles sont précieuses et irremplaçables. C’est la mémoire des traumatismes multiples de l’urbanisme — effondrements, incendies, expulsions, etc. — qui s’exprime à travers elles. Leur espace n’est pas superposable à un fond de carte, il ne peut s’inscrire dans l’espace pré-établi d’une carte institutionnelle. L’espace vécu s’exprime autrement, il propose une géographie alternative et déstabilise les contours des cartes officielles, celles qui planifient et arasent.

Ce numéro est intitulé « Habiter Marseille », mais il ne traitera pas de ceux qui se cloîtrent dans les gated communities, d’une certaine façon tout aussi invisibles. Il y sera question des habitants dont on ne veut plus et surtout pas dans le centre-ville. Pour rappeler, une fois de plus, que l’on peut faire la ville avec ceux qui l’habitent. Pas contre eux. Et que cela a déjà été fait, à Marseille même.

pas de place pour les habitants ?

« Croire que dans les quartiers d’habitat social ne résident que des pauvres, petite minorité qu’il est possible de circonscrire à peu de frais, ou penser que la requalification de ces zones urbaines passe essentiellement par des interventions techniques, laisse échapper l’essentiel, à savoir qu’une société ne peut faire l’impasse de se doter d’un projet politique clair en matière de dynamique urbaine. Les habitants ne se dissolvent pas dans la ville comme certaines substances alimentaires le font dans l’eau. [5] »

En 1976, le sociologue Michel Anselme et l’équipe du CERFISE (Centre d’études, de recherches et de formations institutionnelles Sud-Est) sont désignés maîtres d’œuvre pour la réhabilitation de la cité du Petit Séminaire, dans le 13e arrondissement de Marseille. Ce groupe de sociologues avait pour objectif de faire le lien entre les habitants et les différents partenaires de la réhabilitation (bailleur, mairie, État, CAF…). L’expérience est emblématique, il s’agit de l’une des premières maîtrises d’œuvre sociale en France, d’une durée exceptionnellement longue, expérience impensable aujourd’hui où les maîtrises d’œuvres sociales « participatives », « incluantes », « respectueuses des besoins des habitants » se font lors de concertations où l’architecte et les travaux ont déjà été choisis en amont. Aujourd’hui, la concertation se réduit souvent à un simulacre à des fins de marketing territorial, où les deux parties (habitants et organisme logeur) ne sont certainement pas sur un pied d’égalité. Rien à voir avec l’outil politique qu’entendaient en faire Anselme et ses compagnons de travail dans les années 1970, qui mettait les habitants au centre.

Au Petit Séminaire, les discussions sur site avec les habitants n’ont pas duré moins de trois ans, à l’aide des « bureaux de parole » organisés par le CERFISE et décrits en ces termes par Anselme : « Les gens parlaient tous à la fois. Et faute de pouvoir parfois être entendus de nous, certains s’adressaient aux autres, les prenaient à témoin. La parole, les revendications alors commençaient d’être travaillées par l’ensemble des habitants présents, épurées en quelque sorte. La plupart s’éteignaient d’elles-mêmes, tant il était clair qu’elles n’offraient pas matière à approfondissement. La réassurance était collective. D’autres rebondissaient, “se redisaient” la fois suivante. Le bruit était notre allié, le vacarme un refuge. [6] »

Aujourd’hui, signe que ces temps d’utopie sociale sont révolus, le bailleur Marseille Provence Habitat a décidé de raser le Petit Séminaire, sans concertation ni même information auprès des habitants de la cité.

gentrification versus ghettoïsation : le logement, un outil politique

En juin 2019, « les États généraux de Marseille » organisés par plusieurs collectifs militants ont dressé un panorama des actions de la mairie en matière d’urbanisme et travaillé à élaborer des propositions. La question du logement était au cœur des préoccupations [7]. Les fronts de gentrification organisés par les pouvoirs publics, loin d’être nouveaux, continuent d’opérer partout dans le centre-ville jusqu’aux portes des quartiers Nord avec le quartier Euromed à la Joliette. Cette politique très inégalitaire et ouvertement discriminatoire, indexée sur la spéculation immobilière, largement décrite à la fois par chercheurs, journalistes et militants, ne peut se comprendre sans son autre volet, celui d’un abandon stratégique des quartiers. Les États généraux ont été également l’occasion de dénoncer collectivement cette « tactique de pourrissement qui rend difficile l’opposition frontale à des projets se présentant comme des rénovations, des améliorations et non comme une transformation totale ». Insalubrité, bâtiments à l’abandon, carence dans l’entretien des espaces publics, punaises de lit… Partout dans la ville des collectifs se créent et se battent contre ce qui relève d’une politique de ghettoïsation menée au mépris des habitant·e·s. Le collectif Maison-Blanche dans les quartiers Nord (14e arrondissement) a été par exemple créé en septembre 2018 à la suite de l’effondrement d’un balcon situé au douzième étage d’un immeuble, provoquant la mort d’une petite fille de 6 ans, Marie Gimenez. L’action contre la dégradation du quartier a pris de l’ampleur à partir du 23 août 2019 lorsqu’un gigantesque incendie a démarré dans une barre d’immeubles très dégradée qui ne possédait ni issue de secours ni colonne sèche, dont les habitants ont été sauvés grâce à la rapidité de l’assistance des voisins présents, mais qui a laissé dix-sept familles sans logement. « La manière dont on a été traité par la mairie, ça a été un calvaire. On mérite d’être des êtres humains, on ne veut plus être des chiens pour eux » explique Naer Abdallah, co-fondateur du collectif Maison-Blanche.

Ghettoïsation et gentrification sont les deux faces d’une même pièce. Alessi dell’Umbria a montré dans sa magistrale Histoire universelle de Marseille comment l’histoire de cette ville est marquée par des destructions successives — dont l’exemple paradigmatique est la destruction de la rive nord du Vieux-Port en 1943 par la Wehrmacht —, et leur a donné un sens politique. Le paysage marseillais, entre destructions et folles constructions, est façonné par ces rapports sociaux violents, comme le rappellent les contributions du collectif SAFI, à partir d’un travail effectué dans les carrières qui ont servi à la construction de la ville, mais aussi le film de Ramona Bãdescu et Jeff Daniel Silva, Là où la terre, qui explore la mémoire de cette nature saccagée sous les grands ensembles. Pour rappeler cette histoire au long cours, le numéro est ponctué de plusieurs encarts de Claire Duport (« le Mouvement des squatters » ; « l’âme missionnaire » ; « une cité (pas) comme les autres » et « le bal des ascenseurs ») qui évoquent des moments-clés de l’histoire de la partie nord de Marseille, entre construction des grands ensembles et expériences militantes rappelant qu’une ville peut être faite avec ses habitants.

« Pour que les gens se mélangent, il faut que certains partent », du centre-ville surtout. Bruno Le Dantec, Noureddine Abouakil, Élise Vallois s’accordent sur le mépris des élus pour les classes populaires, et tout particulièrement pour les étranger·e·s et les sans-papiers, ainsi que sur le processus global d’expulsion vers les quartiers Nord. Élise Vallois montre combien la création de nouveaux espaces par des acteurs non-institutionnels permet de faire face à la crise engendrée par l’absence de gestion de la ville et le délaissement des populations sans-papiers et étranger·e·s. Dalila Mahdjoub, qui explore les traces de mépris inscrites dans la langue à l’encontre de ces derniers, propose une confrontation visuelle à partir de l’expérience de ceux qui décident de faire le voyage depuis l’Algérie jusqu’à la France, Noureddine Abouakil narre la longue lutte du collectif « Un centre-ville pour tous » contre les expulsions et le mal-logement depuis le début des années 2000, à travers les batailles judiciaires menées pour garantir des relogements aux chibanis de Belsunce. À Belsunce, cet astre mort où peu subsiste de l’ancien marché qui animait la ville portuaire, un appartement en particulier abrite la mémoire d’autres habitants invisibles ; Renaud Chantraine rappelle comment y vit la mémoire des sexualités LGBTQI+. Enfin Alix Denambride redonne une voix à celles et ceux qui n’ont pas de nom, avec son travail sur le collectif des Morts de la rue, grands absents à la fois des plans d’aménagements et des luttes.

qui gouverne Marseille ?

La question est aussi de savoir dans quelle mesure l’échelon local n’est pas en réalité désactivé. Le petit théâtre sur lequel ont été baladés collectifs et citoyens depuis le 5 novembre 2018 en dit long. Tout au long des négociations autour de la charte de relogement des habitants affectés par l’effondrement, Ville et État n’ont eu de cesse de se renvoyer la balle. Mais une petite phrase rappelée par Bruno Le Dantec, adressée par Julien Denormandie, ministre chargé de la Ville et du Logement, à Arlette Fructus, adjointe au maire, laisse plutôt penser que les deux avancent main dans la main dans la vente à la découpe de nos villes aux promoteurs. Autant pour la solution d’une mise sous tutelle par l’État. Les attaques répétées contre la mairie ne laissent personne dupe : à la question « Qui gouverne Marseille ? », posée avec insistance par Michel Péraldi et Michel Samson, on pourrait bien répondre que c’est le trio décrit par Julie Pollard : l’État, le promoteur et le maire, si l’on regarde qui est à la manœuvre dans les actuels grands chantiers de rénovation et de construction de la ville. Le tout sans les habitants…

À deux mois des municipales, alors que s’accélère le calendrier électoral, les questions restent nombreuses et les accusations sans réponse. En dépit de mobilisations inédites sur le sujet, les perspectives de changement semblent minces si l’on en croit les récents sondages, qui annoncent la victoire d’une Martine Vassal tout juste talonnée par Stéphane Ravier du Rassemblement national. Or ces élections ont lourdement pesé sur la dynamique qui s’était enclenchée l’hiver dernier.

Car le 5 novembre a bel et bien bouleversé le paysage militant. Les manifestations de deuil et de colère des jours qui ont suivi ont marqué les esprits. La manifestation elle-même est revenue au centre des répertoires d’action, initiant de nouvelles brèches dans le dialogue avec la mairie, dans un contexte difficile et tendu, et créant parfois des dissensions entre les collectifs eux-mêmes. Pour autant ces luttes aux modes d’actions variés tendent à s’installer aujourd’hui de manière plus visible qu’auparavant, en continuité et dans la durée, entrant en écho avec la mobilisation des gilets jaunes.

Les derniers mois de luttes autour du logement, dont ce numéro tente de rendre compte, témoignent de la puissance des collectifs de lutte marseillais et indiquent la possibilité d’une autre voie. Elle n’est pas encore définie, mais elle est devant.

Notes

[1Affaire des contrats d’eaux, népotisme, etc. Sans oublier la récente affaire de détournements de fonds publics, Vassal ayant financé à hauteur de 1,2 millions d’euros le quotidien La Provence pour s’assurer une couverture favorable en vue des municipales, en digne héritière de Gaston Defferre qui assistait aux conférences de presse de ce qui s’appelait alors Le Provençal.

[2Réalisateur d’un documentaire sur la rue de la République, Les indésirables, distribué avec le numéro 38-39 de la revue Agone, « Villes et résistances sociales » paru en mai 2008.

[3Laure-Agnès Caradec est également depuis peu adjointe au logement à la mairie, à la suite de démission tactique de celle qui lui précédait, Arlette Fructus.

[5Michel Anselme, « La réhabilitation, un processus politique », Du bruit à la parole, Éditions de l’Aube, 1994, p. 199.

[6Michel Anselme, « La cité du Petit Séminaire, chronique raisonnée d’une réhabilitation singulière », ibid., p. 58.